AMMAFRICA WORLD

AMMAFRICA WORLD

Devoir de Mémoire:L'HERITAGE DE PATRICE LUMUMBA

 

Pendant son exil au cours des années 1980, M. Holden Roberto, président du Front national pour la libération de l’Angola (FNLA) et un de ses collaborateurs me rendirent visite dans mon bureau à l’Université Howard de Washington. Pour contredire les accusations (d’ailleurs bien fondées) portées contre lui et son parti comme étant des collaborateurs de l’impérialisme amé­ricain et démontrer leur dévouement au panafri­canisme, mes deux visiteurs se sont mis debout pour réciter dans son entièreté le célèbre discours du Premier ministre Patrice Emery Lumumba à la cérémonie de l’indépendance congolaise le 30 juin 1960. Ce geste, qui m’avait fort touché, témoignait de l’attachement que le continent africain dans son ensemble, et même parmi les brebis égarées, a pour ce martyr du nationalisme africain et de la lutte de libération des peuples opprimés à travers le monde entier.

 

Rares sont les pays africains où l’on ne trouve pas de rues et même de grandes avenues portant le nom de Lumumba. Nombre d’enfants africains nés après son assassinat portent également le prénom de Lumumba. Il y a lieu de signaler, à cet égard, le cas particulier d’un juriste kényan qui a le même nom que celui du héros national congolais. Il s’agit du professeur Patrick Lumumba, ancien secrétaire exécutif de la Commission kenyane pour la révision de la constitution (2002-2005) et ancien président de la Commission kenyane de lutte contre la corruption (2010-2011), un homme dont la passion pour le changement et l’éloquence évo­quent celles du leader congolais.
 
Ces deux références à l’héritage politique de Patrice Lumumba montrent comment notre continent a ressenti et ressent encore profondément l’ignoble assassinat de ce grand dirigeant africain. Dans son excellent ouvrage intitulé L’assassinat de Lumumba, le sociologue belge Ludo De Witte montre l’importance historique de cet assassinat dans les stratégies occidentales contre les révolutions anti-impérialistes de la deuxième moitié du 20e siècle dans des pays aussi divers que l’Iran de Mohammed Mossadegh, l’Egypte nassérienne, le Cuba castriste, le Congo de Lumumba et le Burkina Faso de Thomas Sankara :
 
« Dans ce contexte, Lumumba représente un grand danger potentiel pour l’Occident. L’assaut réussi de l’édifice colonial a donné de l’oxygène aux nationalistes radicaux et leur a accordé une place importante au sein du gouvernement congolais. L’anti-impérialisme de Lumumba, sa solidarité avec les masses populaires qui se radicalisent, son internationalisme et enfin son dégoût des méthodes administratives et répressives, favorisent le travail de conviction politique : tout cela le prédestine à intégrer au mouvement un maximum de peuples et de régions et d’élever ce mouvement peut-être au-dessus des limites purement bourgeoises. L’histoire a appris que la dynamique des sociétés post-coloniales a amené même des régimes bourgeois-nationalistes modérés, sous le coup de la victoire
anti-coloniale, à exiger le patrimoine national auprès de l’ex-colonisateur. »
 
C’est dans ce contexte de l’antagonisme entre les intérêts de la bourgeoisie internationale et ceux des masses populaires qu’il faut replacer les facteurs ayant contribué à l’assassinat de Lumumba ainsi que ses conséquences politiques pour le Congo et la place du martyr congolais dans le panthéon des défenseurs universels de l’émancipation des peuples. Ce crime atroce fut l’aboutissement de deux complots étroitement liés par les gouvernements américain et belge, qui bénéficièrent de la complicité de certains dirigeants congolais et d’un peloton d’exécution belge com­posé des militaires et policiers affectés au service du gouvernement fantoche du Katanga sécession­niste pour accomplir l’acte.

Patrice Lumumba, l’homme et son itinéraire politique

Qui est Patrice Lumumba, et pourquoi a-t-il été si violemment assassiné par les forces de la contre-révolution à la libération africaine ? Né le 2 juillet 1925 à Onalua, petit village du territoire de Katako-Kombe, district du Sankuru, dans la province du Kasaï, Lumumba fréquenta l’école primaire aussi bien chez les missionnaires catho­liques belges à Tshumbe Sainte-Marie qu’à la célèbre Mission méthodiste (protestante) de Wembo Nyama.
 
Il ne fut pas apprécié, ni chez les représentants de la trinité coloniale (compo­sée de l’Etat, les grandes entreprises et l’Eglise catholique), ni par les missionnaires américains, eux-mêmes fervents croyants en l’idéologie de la suprématie blanche du Sud des Etats-Unis et trop timides pour contester la répression colo­niale. Elève intellectuellement précoce et con­testataire vis-à-vis du paternalisme étourdissant des missionnaires chrétiens, le jeune Lumumba se décida à quitter le Sankuru en 1944 sans avoir obtenu un certificat d’études pour s’épanouir ailleurs. Après quelques mois dans la région de Kindu, il ira poursuivre une carrière de fonc­tionnaire à Kisangani (alors Stanleyville). C’est pendant ce long séjour à Kisangani (1944-1957) que Lumumba développa les traits saillants et exemplaires de son caractère : intégrité morale et intellectuelle, intransigeance sur les points de principes, courage exceptionnel même en face de la mort. Comme l’a témoigné un des membres du peloton d’exécution sur la scène macabre de la nuit de l’assassinat, Lumumba garda son sang-froid et fit montre d’un stoïcisme glacial devant ses bourreaux.
 
C’est à Kisangani que Lumumba se distingua comme président, vice-président, ou secrétaire d’au moins sept organisations d’évolués* congo­lais. Autodidacte, exception faite pour un an de formation professionnelle à l’Ecole postale de Kinshasa (alors Léopoldville), il réussit à acquérir d’immenses connaissances sur le monde con­temporain à travers des lectures individuelles concernant l’histoire et la politique. D’après Thomas Kanza, son collaborateur et biographe, Lumumba « lisait tout ce qui lui tombait sous la main[2]. » Leader incon­tournable, il fut l’interlo­cuteur valable des évolués congolais de Kisangani auprès du gouverneur de province, du ministre belge des colonies Auguste Buisseret (Parti libéral) et du jeune roi Baudouin 1er lors de sa première visite au Congo en 1955. Encore acquis à la thèse hégémonique de la communauté belgo-congo­laise véhiculée par les amicales belgo-congolaises ou les associations d’évolués encadrées par des Belges ouverts à un processus graduel d’intégra­tion raciale, Lumumba fut invité à visiter la Belgique pour la toute première fois en 1956. Craignant sa perspicacité et ses critiques bien fondées du racisme colonial, les autorités colo­niales l’accueillirent à son retour de Bruxelles avec une inculpation de détournement de fonds postaux, suivie d’une condamnation à deux ans de prison par le tribunal de première instance de Kisangani. Le Ministère public ayant jugé cette punition insuffisante, il interjeta appel, mais la Cour d’appel de Kinshasa confirma la peine de deux ans. Cette condamnation a été ramenée aux quatorze mois qu’il avait déjà purgés en détention préventive, suite à un arrêté royal de grâce signé le 27 août 1957.
 
Si Kisangani lui avait apporté l’apprentissage politique dont il eut besoin pour maîtriser les arcanes de l’organisation et de la pratique politi­ques, ses deux contacts avec Kinshasa en rapport avec l’Ecole postale et le procès du détournement des fonds postaux contribuèrent d’une façon décisive à l’éveil de sa conscience politique. En premier lieu, durant sa formation en matière de fonctionnement et de gestion du service des postes en 1948, Lumumba fit une visite éclair à Brazzaville, sur la rive droite du fleuve Congo en face de Kinshasa. Sa promenade lui ayant donné soif, il s’arrête à côté d’un café avec l’espoir de trouver un serveur qui lui apporterait un verre d’eau. A sa surprise, c’est la patronne européenne du café qui le remarque et l’invite à venir s’asseoir dans un café où des blancs sont attablés et lui apporte non pas de l’eau de robinet à laquelle il s’attendait mais de l’eau minérale. Pour le socio­logue français Pierre Clément, pour qui Lumumba servira d’assistant de recherches quatre ans plus tard, ce fut là la première révélation d’un autre monde possible pour Lumumba, habitué qu’il était au système d’apartheid pratiqué au Congo belge[3]. Revigoré par l’exemple de l’assimilation à la française au Congo-Brazzaville où la carte de mérite civique en 1948 et l’« immatriculation » en 1952 ne réussirent pas à garantir à l’élite congo­laise l’égalité d’accès à l’emploi, aux traitements, au logement, aux services sociaux et aux loisirs, l’évolué Lumumba eut le droit de dresser son front longtemps courbé pour rêver d’un pays plus beau que le Congo belge[4].
 
En deuxième lieu, ce rêve de changement radi­cal se renforcera davantage durant ses mois d’incarcération, pendant lesquels Lumumba eut l’occasion de mener une réflexion sérieuse sur l’avenir du Congo et de lire le fameux « Plan de trente ans pour l’émancipation politique de l’Afrique belge » de A. A. J. Van Bilsen, un professeur peu connu de l’Université coloniale d’Anvers, ainsi que les deux réactions congo­laises à ce document : d’une part le Manifeste de la Conscience africaineœuvre d’un groupe d’in­tellectuels catholiques représenté par Joseph Ileo, Joseph Malula (futur cardinal) et Joseph Ngalula ; d’autre part le contre-manifeste de l’Alliance des Bakongo (ABAKO), une association ethnique dirigée par Joseph Kasavubu[5]. A sa sortie de prison, Lumumba s’installa à Kinshasa où, à partir de 1957, il se lança dans la lutte politique. S’associant à Ileo et Ngalula, il réussit, en octobre 1958, à prendre la direction du Mouve­ment national congolais (MNC), une organisa­tion politique que les premiers avaient mise en place, pour la transformer enfin en un véritable parti politique au niveau national.
 
Par un heureux concours de circonstances, l’année 1958 s’est achevée avec l’émergence de Patrice Lumumba comme un des principaux leaders de la lutte pour l’indépendance au Congo belge. Le point de départ fut le passage de plusieurs jours à Kinshasa par deux leaders est-africains en route pour la première Con­férence des peuples africains tenue à Accra (Ghana) du 5 au 13 décembre 1958. Inquiets du fait qu’un grand pays comme le Congo risquait de rater ce grand rendez-vous africain, A. R. Mohamed Babu de Zanzibar et Tom Mboya du Kenya se sont enquis auprès d’un travailleur d’hôtel sur la possibilité d’entrer en contact avec des dirigeants politiques congolais. Le travail­leur en question fut très heureux de les amener à la rencontre de Patrice Lumumba, directeur com­mercial de la Brasserie du Bas-Congo (Bracongo), fabricante de la bière Polarque celui-ci offrait aux clients en guise de publicité tout en profitant de la circonstance pour éveiller les consciences poli­tiquement. Babu et Mboya furent tellement im­pressionnés par Lumumba qu’ils envoyèrent un télégramme à la direction du Mouvement de libération panafricain de l’Afrique de l’Est et centrale (Pan African Freedom Movement for East and Central Africa, PAFMECA) demandant de l’argent pour amener une délégation congo­laise à Accra[6].
 
C’est ainsi que Patrice Lumumba, Gaston Diomi et Joseph Ngalula accompagnèrent Babu et Mboya à Accra, où Lumumba se fit remarquer par les délégués à cette conférence qui réunissait les représentants des huit pays indépendants (Egypte, Ethiopie, Ghana, Guinée, Liberia, Libye, Maroc, Tunisie) et ceux des partis politiques, syndicats et d’autres organisations de la société civile du monde panafricain[7]. Il y rencontra les dirigeants des mouvements de libération natio­nale tels que Félix-Roland Moumié de l’Union des populations du Cameroun (UPC), Frantz Fanon du Front de libération nationale (FLN) d’Algérie et Amilcar Cabral du Parti africain pour l’indépendance de Guinée et du Cap Vert (PAIGC), et il noua des relations fort utiles avec de grands leaders africains tels que Kwame Nkrumah, Gamal Abdel Nasser, Modibo Keita et Ahmed Sékou Touré.
 
De retour à Kinshasa, Lumumba organisa un grand rassemblement populaire le dimanche 28 décembre pour rendre compte à la popula­tion congolaise des résolutions de la Conférence d’Accra et leurs implications pour le mouve­ment d’indépendance au Congo. Suite au refus du premier bourgmestre belge de Kinshasa d’autoriser l’ABAKO à tenir un meeting sem­blable le dimanche suivant, 4 janvier 1959, la population de Kinshasa se souleva en une rébel­lion de trois jours qui sonna le glas de la colo­nisation belge au Congo. « Indépendance immédiate », le slogan des manifestants, devint une demande non négociable de la lutte du peuple congolais pour son indépendance totale. Au lieu des 30 ans proposés par Van Bilsen en 1956, l’indépendance fut obtenue en quatre ans. La mobilisation de la population par les partis politiques radicaux comme l’ABAKO et le MNC-L fut responsable de l’érosion de la légitimité ainsi que de la capacité répressive du système colonial[8]. Lumumba tirera profit de cette nouvelle donne en implantant le MNC-L à travers toutes les provinces du pays, au point que son parti devint le fer de lance du mouvement nationa­liste et de la lutte pour l’indépendance au Congo.

L’assassinat de Lumumba

Depuis plus de 128 ans, les Etats-Unis et la Belgique jouent des rôles clés dans le façonnement du destin du Congo. En avril 1884, sept mois avant l’ouverture du Congrès de Berlin, les Etats-Unis furent le premier pays au monde à reconnaître les revendications du roi Léopold II des Belges sur les territoires du bassin du Congo. Lorsque les atrocités liées à l’exploitation écono­mique brutale du Congo entraînèrent des mil­lions de morts, Washington se joignit à d’autres puissances mondiales pour forcer la Belgique à mettre fin au statut du Congo comme possession personnelle du roi Léopold II et à le prendre à sa charge comme une colonie ordinaire. Pendant la période coloniale (1908-1960), les Etats-Unis ont vu l’enjeu stratégique au Congo du fait de ses ressources naturelles considérables, surtout après l’usage de l’uranium des mines congo­laises pour la fabrication des premières armes atomiques, les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki.
 
Avec le déclenchement de la guerre froide sui­vant la Seconde Guerre mondiale, il était inévitable que Washington et ses alliés occidentaux ne soient pas disposés à laisser aux Africains le contrôle de leurs matières premières stratégiques, par peur que celles-ci ne tombent entre les mains de leurs ennemis du camp soviétique. Par con­séquent, l’engagement de Patrice Lumumba d’acquérir une véritable indépendance et d’obte­nir un contrôle effectif des ressources du Congo afin d’améliorer les conditions de vie de notre peuple avait été perçu comme une menace pour les intérêts occidentaux. Pour lutter contre lui, Washington et Bruxelles utilisèrent tous les outils et ressources à leur disposition, y compris les Nations unies sous le Secrétaire général Dag Hammarskjöld et son adjoint américain Ralph Bunche, les adversaires politiques congolais de Lumumba, et des tueurs à gage[9].
 
Au Congo, l’assassinat de Lumumba est à juste titre considéré comme le péché originel du pays. Survenu moins de sept mois après l’indépendance (le 30 juin 1960), c’était une véri­table pierre d’achoppement pour les idéaux de l’unité nationale, de l’indépendance économique et de la solidarité africaine dont Lumumba avait fait le plaidoyer, ainsi qu’un coup terrible asséné à l’espoir de liberté et de prospérité matérielle de millions des Congolais. L’assassinat a eu lieu à un moment où le pays était divisé en quatre morceaux : l’ouest du pays sous le gouverne­ment central de Kinshasa (Léopoldville) ; le nord-est sous un gouvernement central rival dirigé par les partisans de Lumumba à Kisan­gani (Stanleyville) ; et les provinces minières du Katanga et du Sud-Kasaï sous les régimes séces­sionnistes de Moïse Tshombe et d’Albert Kalonji à Lubumbashi (Elisabethville) et Mbuji-Mayi (Bakwanga) respectivement.
 
Le régime néocolonial de Kinshasa naquit de la révocation de Lumumba par le président Kasavubu le 5 septembre 1960 et du coup d’Etat du 14 septembre par lequel le colonel Joseph-Désiré Mobutu prétendait neutraliser les deux prota­gonistes de la crise institutionnelle. Basée sur un article obscur de la Loi fondamentale, la constitution provisoire léguée au Congo par la Belgique, cette action était contraire à toutes les règles de la vie politique dans un système parlementaire où le premier ministre jouit de la majo­rité au parlement. Ce fut le cas de Lumumba : les deux chambres du Parlement rejetèrent l’action de Kasavubu comme nulle et non avenue. Les tireurs de ficelles occidentaux comprirent alors qu’il fallait une intervention militaire pour écarter Lumumba du pouvoir, et Mobutu avait déjà entrepris sa formation en la matière dès le début de la crise congolaise en juillet. Ancien collaborateur du Premier ministre Lumumba, il était en même temps lié aux forces de la contre-révolution comme indicateur des sûretés belge et américaine.
Lumumba et Mobutu
C’est lui qui devint le véritable maître de Kinshasa, en sa qualité de chef du groupe de Binza. Ainsi désigné du fait que ses membres résidaient et se réunissaient dans le quartier résidentiel luxueux de Binza, cette puissante clique tirait son pouvoir du contrôle, par chacun de ses membres, de liens étroits et d’appuis importants de l’extérieur : l’armée (Mobutu), la sûreté (Victor Nendaka), le ministère des Affaires étrangères (Justin Bomboko), le ministère de l’Intérieur/Police nationale (Damien Kandolo), la banque centrale (Albert Ndele). Ces individus travaillaient en étroi­te collaboration avec le Premier ministre Cyrille Adoula et le Président Kasavubu et aucune décision importante ne pouvait être prise par ces deux derniers sans l’aval du groupe de Binza, la plaque tournante du néocolonialisme au Congo.

Les sécessions du Katanga et du Sud Kasaï

De ces deux sécessions, celle du Sud Kasaï est mal connue, mais elle aussi a joué un rôle important dans l’élimination politique et physique de Patrice Lumumba. La proclamation de la sécession le 8 août 1960 à partir de Lubumbashi montre ses liens étroits avec la sécession katangaise, toutes les deux faisant partie des intérêts de la haute finance internationale et de la contre-révolution, la société diamantifère Forminière jouant au Kasaï le même rôle de bailleur de fonds que celui réservé dans la province du cuivre à l’Union minière du Haut-Katanga (UMHK). Cette petite sécession intervint au moment où le gouvernement Lumumba rece­vait une assistance logistique de la part de l’Union soviétique pour entrer en guerre contre la séces­sion du Katanga, vu le refus du Secrétaire général de l’ONU Dag Hammarskjöld d’exécuter le mandat du Conseil de sécurité relatif à l’assistance au gouvernement congolais en vue de chasser les troupes belges et les mercenaires blancs et mettre fin à la sécession. Les soldats de l’Armée nationale congolaise (ANC) en route pour le Katanga reçu­rent l’ordre d’en finir avec la petite sécession du Sud Kasaï avant de traverser la frontière qui sépare cette province du Kasaï. Malheureusement, des soldats indisciplinés commirent des massacres atroces d’innocents civils, incluant environ un millier d’hommes, femmes et enfants qui se croyaient hors danger dans l’enceinte de la Cathédrale catholique de Mbuji-Mayi (alors Bakwanga).
 
Dag Hammarskjöld qualifia ces tueries de « génocide » contre les Luba et pointa du doigt le Premier ministre Lumumba comme responsable de ce crime. Nonobstant le fait que les atrocités com­mises au Sud Kasaï ne correspondaient pas à la définition de génocide en droit international, ces crimes odieux n’étaient pas la responsabilité du seul chef du gouvernement, mais de toute la chaîne de commandement comprenant les officiers supérieurs sur le terrain, le chef d’état-major Mobutu, le Pre­mier ministre Lumumba et le président Kasavubu en sa qualité de commandant suprême des forces armées. Ni Hammarskjöld ni Kasavubu n’avaient aucune raison, quant au premier, d’accuser Lumumba de génocide et, quant au second, de le révoquer illégalement, alors que les responsabilités dans cette affaire étaient largement partagées.
 
La capitale du Sud Kasaï sera baptisée la « boucherie », car ce fut le lieu obligé pour l’exé­cution sommaire des lumumbistes dont le régime néocolonial de Kinshasa voulait se débarrasser. L’individu le plus illustre parmi ces victimes est sans aucun doute Jean-Pierre Finant (1922-1961), le premier gouverneur démocratiquement élu de la province orientale, dont Kisangani est la capitale. Métis belgo-congolais et père de la célèbre chant­euse congolaise Abeti Masikini (Betty Finant, 1954-1994), il fut exécuté le 17 février 1961, exactement un mois après l’assassinat de Lumumba, avec onze compagnons, dont Jacques Lumbala (ancien collègue de Mobutu comme ministre délégué au cabinet du premier ministre), Emmanuel Nzuzi et Jacques Fataki. Comme dans le cas de Lumumba, qui fut livré aux sécessionnistes katangais, le groupe de Binza ne voyait aucune contradiction entre collaborer avec les régimes sécessionnistes, qu’il avait le devoir de détruire, et assassiner leurs ennemis communs, les lumumbistes.
 
La sécession du Sud Kasaï s’effondra en gran­de partie à cause des contradictions internes, dues surtout à la lutte pour le pouvoir entre Joseph Ngalula et Albert Kalonji, qui s’était fait proclamé Mulopwe ou empereur des Luba-Kasaï, un peuple qui n’avait jamais connu un chef unique depuis son départ du berceau ancestral katangais au 18ème siècle. Rentré à Kinshasa et devenu ministre de l’éducation du gouverne­ment central, Ngalula complotera avec le groupe de Binza pour destituer Kalonji et mettre fin à la sécession. Celle-ci prit fin en septembre 1962, suite à une révolte armée sous la direction du chef d’état-major de l’armée de Kalonji.
 
Contrairement au Sud Kasaï, où le facteur inter­ne était plus important tant dans la disparition de la sécession que dans sa naissance, en fonction du conflit Lulua-Baluba et de sa mauvaise gestion par les Belges d’abord et Lumumba ensuite, au Katanga c’est le facteur externe qui fut prépondé­rant. Comme Jean Ziegler l’a très bien décrit dans son ouvrage La contre-révolution en Afrique[10], dans sa progression vers le sud du continent, le mou­vement de libération national africain s’est heurté au mur de la contre-révolution par lequel les colons blancs, les entreprises minières et leurs alliés de la droite en Occident étaient déterminés à sauvegarder leurs privilèges. Ainsi, du Katanga au Cap de Bonne Espérance, la contre-offensive blanche consistait dans l’érection d’Etats contrô­lés par les colons blancs, soit directement, comme ce fut le cas en Afrique du Sud, en Namibie et dans la Fédération de Rhodésie et Nyassaland, soit indirectement à travers l’Etat colonial (Angola et Mozambique) ou par un gouvernement fanto­che des nègres payés (Katanga). L’essentiel était que tous ces trois régi­mes réussissent à défendre et promouvoir les intérêts des colons et de gran­des entreprises qui cherchaient à maximiser leur marge bénéficiaire par l’exploitation d’une main-d’œuvre mal rémunérée et docile. Dans le contexte de la guerre froide, la contre-révolution n’eut aucune difficulté à s’insérer dans le discours hé­gémonique des valeurs occidentales, chrétiennes et démocratiques, qui excluaient le communisme, l’athéisme et l’autoritarisme.
 
Il s’ensuit que, bien avant que le colon rhodésien Ian Smith ait signé son compromis interne (« internal settlement ») du 3 mars 1978 avec l’évê­que Abel Muzorewa, le pasteur Ndabaningi Sithole et le chef Jeremiah Chirau au Zimbabwe, un autre accord avait déjà été négocié au Congo entre la Confédération des associations tribales du Katanga (CONAKAT) de Moïse Tshombe et Godefroid Munongo avec l’UMHK et l’Union katangaise, le syndicat des colons blancs, pour que le Katanga se détache du Congo pour devenir un Etat indépendant. Dans ce sens, la CONAKAT n’était que la voix des colons blancs à travers des bouches africaines. Sans l’appui financier de l’UMHK, le soutien militaire et technique de la Belgique, et la gestion des structures administratives et économiques par les colons, le Katanga ne pouvait pas survivre comme une entité politique viable. En outre, la sécession bénéficiera des appuis externes considérables non seulement en Belgique, mais aussi en France, en Grande Breta­gne et aux Etats-Unis. Dans le pays de l’Oncle Sam, la sécession katangaise jouissait d’appuis solides dans les milieux réactionnaires, où des puissants sénateurs comme Barry Goldwater de l’Arizona (un conservateur radical), Thomas Dodd du Connecticut (un démocrate réprimandé par le Sénat en raison de corruption) et Strom Thurmond de Caroline du Sud (un raciste notoire malgré le fait qu’il avait engendré une fille avec une femme noire) étaient membres du lobby katangais.
 
Suite à l’assassinat de Lumumba, le lobby katangais aux Etats-Unis et en Europe perdit son influence auprès des décideurs éclairés comme le président américain John Kennedy et Paul-Henri Spaak, ministre belge des Affaires étrangères. Ceux-ci comprirent que, dans le contexte de la guerre froide, l’intégrité territoriale du Congo était plus utile à l’Occident qu’une province séces­sionniste qui continuerait à soulever des passions en Afrique et dans le Tiers Monde en général et des questions sur la responsabilité occidentale dans la mort de Lumumba. Par ailleurs, ces décideurs ne voyaient plus une grande menace aux intérêts économiques et stratégiques de l’Occident en Afrique centrale, compte tenu de l’élimination physique de Lumumba et de la marginalisation des lumumbistes après Lovanium. C’est dans ce contexte que Kennedy donna le feu vert pour que l’ONU en finisse avec la sécession par la force. Entreprise le 29 décembre 1962, l’intervention onu­sienne contre la sécession katangaise sera couron­née de succès avec la signature de l’accord de capitulation par Tshombe le 17 janvier 1963. Ironi­quement, la restauration de l’unité nationale pour laquelle Lumumba donna sa vie fut réalisée dans l’intérêt des puissances impérialistes et de leurs protégés au sein de l’Etat néocolonial à Kinshasa.
 
Ces efforts réussirent à mettre fin au régime lumumbiste de Kisangani en août 1961, à la sécession du Sud-Kasaï en septembre 1962 et à celle du Katanga en janvier 1963. La fin de ces trois régimes consacra la montée en puissance du général Mobutu et sa clique, le groupe de Binza.

L’héritage de Patrice Lumumba

A peine ce processus d’unification était-il terminé qu’un mouvement social radical prô­nant une « seconde indépendance » surgit pour contester l’Etat néocolonial et ses dirigeants pro-occidentaux. Ce mouvement de masse regrou­pait des paysans, travailleurs, chômeurs urbains, lycéens et étudiants, ainsi que des petits et moyens fonctionnaires, qui trouvèrent un leadership enthousiaste parmi les lieutenants de Patrice Lumumba, dont la plupart s’étaient regroupés pour créer le Conseil national de libération (CNL) en octobre 1963 à Brazzaville.
 
Divisé sur le terrain en deux ailes, le front du Kwilu dirigé par Pierre Mulele et le front de l’Est sous la direction de Christophe Gbenye, Gaston Soumialot et Laurent-Désiré Kabila, les points forts et les faiblesses du mouvement de seconde indépendance peuvent servir de moyen de jauger l’héritage global de Patrice Lumumba pour le Congo et l’Afrique tout entière. L’aspect le plus positif de cet héritage se manifeste dans le dévouement de Pierre Mulele à un change­ment radical aux fins de satisfaire les aspirations profondes du peuple congolais pour la démo­cratie et le progrès social. D’autre part, les lumumbistes du front de l’Est étaient plus intéressés par le pouvoir et les privilèges y afférents que par la recherche du bien-être social. Dans ce dernier cas, il s’agissait en réalité d’un lumumbisme de paroles plutôt que d’actes. En effet, le défi pour tous ceux qui veulent suivre la ligne politique de Patrice Lumumba est de pou­voir passer des paroles aux actes.

Un combat loin d’être terminé…

Selon des informations non confirmées, Walter Kansteiner, ancien sous-secrétaire d’État aux Affaires africaines sous le président George W. Bush entre juin 2001 et novembre 2003, aurait conçu un plan de morcellement du Congo en quatre pays. Le raisonnement derrière une telle balkanisation serait que dans ses dimensions actuelles le pays est trop vaste et ingouvernable. Pour l’extrême droite du Parti républicain et les milieux d’affaires qui dépendent des ressources de l’Afrique tropicale, comme c’est le cas pour la compagnie familiale W. H. Kansteiner, Inc. de Chicago, une telle balkanisation faciliterait l’accès aux ressources ainsi que leur transfert aux marchés extérieurs. Entre-temps, si le Rwanda et l’Ouganda peuvent jouer ce rôle de facilitateur, pourquoi pas ?
 
Pour ces nostalgiques du « fardeau de l’hom­me blanc » et leurs laquais en Afrique, la réalité est que leur projet de recolonisation du Congo bute aujourd’hui contre la détermination du peuple congolais à défendre son unité, son patrimoine national et l’intégrité territoriale de la nation. Le pays de Patrice Lumumba, Pierre Mulele, André Kisase Ngandu et tant d’autres martyrs mobilise ses femmes, hommes et enfants pour dire « non » à la balkanisation et « oui » à un « Congo uni, pays fort ». Tout comme les dirigeants progressistes de la lutte pour l’indépendance ont scandé ce slogan à la veille de l’accession de notre pays à la souverai­neté nationale et internationale, en tant que femmes et hommes intègres et nationalistes sans reproche, les lumumbistes authentiques sont appelés à défendre contre vents et marées les intérêts supérieurs de la nation congolaise.
 
C’est avec grand plaisir que je recommande aux Africains et à toutes les personnes qui défendent les idéaux de la liberté, la justice et la paix de lire les textes réunis dans cet ouvrage. Ils expriment la pensée politique de Patrice Lumumba, sa passion pour l’indépendance et la souveraineté nationales, ainsi que son infati­gable attachement à l’éman­cipation de tous les peuples opprimés en Afrique et à travers le monde entier.
 
 
@Etat d'exception
 
AMMAFRICA WORLD
 

 



26/09/2015
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Politique & Société pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 1507 autres membres