Ingrid Betancourt revient là où on ne l’attendait pas. Avec « La Ligne bleue » (Gallimard), un roman fort et dur sur le destin d’une jeune femme amoureuse d’un révolutionnaire, emprisonnée et torturée pendant la dictature en Argentine. La romancière convainc par le souffle qu’elle donne à ses personnages, trouble par les échos entre cette fiction et sa propre histoire. Comment survivre à la privation de liberté ? Se reconstruire dans le pardon plutôt que dans la vengeance ? Ces questions, Ingrid Betancourt les affronte avec une intelligence pleine de grâce. Cette femme, qui semble épargnée par le temps, se livre avec une réticence qui traduit sa pudeur, mais une sincérité qui ne laisse aucun doute.
ELLE. Pourquoi vous êtes-vous lancée dans l’écriture d’un roman ?
Ingrid Betancourt. Après « Même le silence a une fin », j’avais envie de recommencer à écrire, mais surtout pas sur moi. Ecrire un roman était une manière de me libérer de mon histoire. Alors que j’étais en voyage en Australie, une femme m’a abordée sur une plage : « J’ai lu votre livre, avez-vous dix minutes à me consacrer ? » J’avais toute la journée devant moi. Elle m’a confié qu’elle était argentine, que, à 16 ans, enceinte et amoureuse d’un chef de réseau, elle avait été emprisonnée. Voilà comment est née Julia. C’est inouï de se glisser dans la tête d’autres que soi. Vous ne pouvez pas savoir le bonheur que j’éprouve à ne pas parler de moi.
ELLE. En même temps, votre livre, notamment les scènes de captivité, fait écho à votre histoire…
Ingrid Betancourt. Il y a des résonances inévitables, mais ce n’est pas moi, j’ai écouté les témoignages de ceux qui sont passés par là. Evidemment, j’ai une empathie viscérale pour eux.
ELLE. Votre livre pose la question de la vie après une épreuve : se venger ou pardonner ?
Ingrid Betancourt. Le pardon de l’autre passe par le pardon de soi. On s’en veut d’avoir laissé faire cette personne qui nous a meurtri, de ne pas avoir été le héros qu’on aurait voulu être. Comme les enfants, on se dit : je le tuerai, mais, heureusement, devant l’autre, on ne tue pas. Parce que ce sentiment de douleur ou de ressentiment qui nous empêche de pardonner, c’est d’abord une négation de l’humanité de l’autre.
ELLE. Vous faites dire à votre héroïne : « le présent semble plus fade que les souvenirs »…
Ingrid Betancourt. On a souvent l’impression que ce que nous avons vécu dans le passé était plus intense, mais il ne faut pas se leurrer. Le défi de la vie, c’est d’être heureux dans le présent.
ELLE. Qu’est-ce qui vous a aidée à relever ce défi ?
Ingrid Betancourt. La foi, les livres, des modèles comme mon père. J’avais un ami qui me disait : « Tu sais, Ingrid, il faut faire comme les mouettes, il faut prendre son envol. Si tu restes sur la plage, les vagues vont te paraître énormes, mais, vues d’en haut, elles te paraîtront plates. » Et puis, évidemment, ma force, ce sont mes enfants.
« Ma priorité, c’était d’être mère »
ELLE. Comment se sont passées vos retrouvailles ?
Ingrid Betancourt. Cela a été un long, long travail. Beaucoup parler, comprendre la douleur de l’autre. Il était essentiel pour moi de connaître, de reconnaître mes enfants et surtout de tisser avec eux ce lien qui m’avait tant manqué. On ne peut pas le faire dans la banalité. Il faut aborder directement les grands sujets, ceux qui fâchent.
ELLE. Avez-vous eu l’impression qu’ils vous en ont voulu ?
Ingrid Betancourt. Non, parce que Mélanie et Lorenzo sont généreux et qu’ils ont toujours cru en mon retour. En revenant, j’ai tout laissé pour eux, c’était ma priorité évidente et immédiate. Cela m’a posé des problèmes, j’ai beaucoup déçu.
ELLE. Les gens qui vous ont soutenue ?
Ingrid Betancourt. Oui, parce que, pour eux, je devais porter des drapeaux politiques, prendre position, me battre. Mais ma priorité, c’était d’être mère. Et je voulais me retrouver moi comme femme, revenir à une certaine normalité, acheter des sous-vêtements ! Habillée pendant des années en treillis, j’avais été masculinisée.
ELLE. Aviez-vous le sentiment de ne plus vous appartenir ?
Ingrid Betancourt. En revenant, oui, parce que je n’avais plus rien. La vie que j’avais connue avait disparu. Faire de la politique était au-dessus de mes forces, mon mari n’était plus là, je n’avais plus de foyer. Mes enfants avaient 23 et 19 ans, ils avaient leur vie.
ELLE. Vous avez donc vécu toute seule ?
Ingrid Betancourt. Oui ! J’aurais pu vivre avec Maman, mais elle avait passé six ans et demi à me chercher. Une fois qu’elle m’a retrouvée, elle voulait s’occuper de son autre fille ! C’était toute la famille qu’il fallait reconstruire.
ELLE. La curiosité que vous suscitez vous pèse-t-elle ?
Ingrid Betancourt. Non, parce qu’elle est très bienveillante. La France, c’est mon cocon, je viens ici pour me ressourcer, je me sens très protégée, je peux être moi-même. Mais parler de soi est une charge émotionnelle très forte et je voudrais être en vacances… de moi-même.
ELLE. À votre libération, avez-vous trouvé la France changée ?
Ingrid Betancourt. Je ne savais même pas ce qu’était un portable. On se sent comme un enfant, et il faut apprendre vite, les gens sont impatients. On ne peut pas vivre avec des béquilles toute la vie. Je veux voler de mes propres ailes.
ELLE. Est-ce pour cela que vous étudiez aujourd'hui la théologie ?
Ingrid Betancourt. Je me suis inscrite à Oxford parce que l’on peut y étudier la théologie sans être catholique, juif ou musulman. Pour moi, Jésus est plus que chrétien. C’est l’Etre humain. Mon passage préféré de la Bible, c’est « Les Noces de Cana ». Je trouve inouï que le premier miracle de Jésus ait été de transformer de l’eau en vin. C’est très festif ! Il n’y a rien de plus farfelu que la religion catholique : résurrection, ascension, miracles !
ELLE. Y a-t-il dans votre expérience des choses que vous ne pouvez pas dire ?
Ingrid Betancourt. Plein. Ecrire, c’est une manière de dire des choses avec des gants, parce que tout le monde n’est pas prêt à recevoir ce que j’ai à dire. Passer par le filtre du roman me permettait de faire réfléchir aux choses auxquelles je pensais en captivité. C’est un livre hyper codé.
ELLE. Quelles sont ces choses ?
Ingrid Betancourt. D’abord, la liberté. Ma nièce a eu ce sujet au bac philo : « Suffit-il d’avoir le choix pour être libre ? » Vaste question. Il faut aussi s’autoriser à penser qu’il existe autre chose que ce que nous voyons. Mon père est mort lorsque j’étais en captivité et il est souvent avec moi. La vie est faite de contacts avec le monde spirituel et invisible. Nous avons tous vécu à un moment de notre vie une expérience qui laisse un point d’interrogation.
ELLE. On a l’impression que l’épreuve vous a transcendée, le pensez-vous ?
Ingrid Betancourt. J’aime beaucoup le mot « transcender ». De toutes les épreuves, nous sortons très fragiles et très forts. Et c’est cette dualité qui est extraordinaire. Quel ennui d’être fort, quel ennui d’être faible, je crois qu’il faut faire le va-et-vient. Il faut se donner le luxe d’être petit.
ELLE. Vous écrivez : « nous sommes les maîtres de notre destin, au plus profond du terme »…
Ingrid Betancourt. J’y crois beaucoup. On n’est victime que de ce que l’on veut. Evidemment, on est confronté à des situations que l’on n’a pas choisies, une rupture, la mort d’un proche. Mais c’est justement dans cette douleur que l’on peut choisir qui l’on est. Est-ce que je me dégonfle, ou est-ce que je vais me battre ? Est-ce que je vais défier le destin ou me rendre ? C’est ça la liberté.