La crise ukrainienne, un remake de la Guerre froide ? Lundi 3 mars, Barack Obama a accusé la Russie d'être "du mauvais côté de l'histoire". Quelques heures plus tard,Vladimir Poutine a répliqué, expliquant que "la Russie se réserve le droit de recourir" à une action militaire "en dernier recours". 

Pourtant, s'il considère que la crise présente un risque réel d'escalade à tout moment, François Heisbourg, expert en géostratégie, insiste : "Tout rapprochement avec ce que fut l'ère soviétique est une erreur si l'on veut comprendre le conflit actuel", explique ce conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique, dont le siège est situé à Paris. Ce spécialiste, qui vit entre Londres, Genève et Paris, pense que les faits et gestes de Vladimir Poutine rappellent plutôt l'attitude des tsars de Russie. Explications.

Francetv info : Pourquoi estimez-vous que la crise actuelle n'a rien à voir avec la Guerre froide ?

François Heisbourg : Nous ne sommes plus à l'époque de l'Union soviétique. Certes, la Russie est l'un des Etats héritiers de l'URSS. Mais cette dernière était un concept idéologique avant d'être un territoire et une puissance. La lutte entre le communisme et son contraire était une lutte globale qui rassemblait tous les aspects de la vie économique, politique, sociale. Cela n'a pas grand-chose à voir avec les luttes de puissance actuelles.

Aujourd'hui, nous sommes face à la Russie d'un Poutine qui cherche à avancer ses intérêts, à développer ses ambitions. De leurs côtés, les Etats voisins sont impuissants. Quant aux Occidentaux, ils n'ont pas envie de voir se multiplier les zones de conflit et d'instabilité. Il faut toujours rappeler que l'Ukraine possède une frontière commune avec l'Union européenne et l'Alliance atlantique (Otan).

Pendant vingt ans, les choses se sont assez bien passées. L'Ukraine a joué son rôle d'Etat tampon entre la Russie et les pays occidentaux. Mais voilà, Poutine a voulu faire monter les enchères en affirmant que l'Ukraine devait être "avec" la Russie et cette dernière lui a répondu qu'elle n'était pas d'accord. Autrement dit, Poutine a réussi à transformer l'Ukraine – qui stratégiquement était une solution favorable aux intérêts de sécurité russe – en un très gros problème pour la Russie. Dans cette affaire, Poutine n'opère pas en position de force. Pour moi, il est en état de faiblesse. Il a perdu l'énorme pari qui consistait à faire entrer l'Ukraine dans le pacte euro-asiatique [ou Union eurasiatique, qui rassemblerait la plupart des ex-républiques soviétiques]. L'idée était alors de donner corps à une refondation de l'empire russe. A présent, Poutine essaie de se refaire. Ce n'est pas le leader confiant qui avancerait ses pions l'un après l'autre. Celui auquel on a affaire tente de rétablir ses positions. En ce sens, Poutine relève beaucoup plus de l'histoire des tsars que de la Guerre froide.

Pourquoi serait-on plus proche de l'histoire des tsars que de celle de l'Union soviétique ?

Cela tient d'abord à la nature du conflit qui nous occupe : ce n'est pas un conflit mondial, mais une confrontation entre les voisins de la Russie et les pays qui ont un intérêt à ce que ces voisins-là ne constituent pas les bases d'un nouvel empire. Et puis, le Poutine d'aujourd'hui n'est pas dans la logique immuable de bloc contre bloc. Il a conscience des réalités fortes de son pays comme du contexte international. A la différence de l'ex-URSS, la Russie a développé une vraie classe moyenne qui a commencé à acquérir un niveau de vie proche du nôtre. Déjà, la stagnation économique de l'année passée a produit des effets négatifs. Si le pays s'enfonce maintenant dans une crise sévère, cela aura de graves conséquences pour Poutine. Pour les oligarques aussi. Ils aiment envoyer leurs enfants dans les grandes écoles occidentales ou séjourner dans leurs villas sur la Riviera. Or, les Américains comme les institutions européennes ont appris à mettre en place des sanctions économiques qui font mal, sur le plan des transactions bancaires en particulier. Tous ont appris cela grâce à la crise du nucléaire iranien. Bien sûr, cela prend du temps, mais c'est redoutablement efficace.

Toujours en référence à l'URSS et plus largement à l'histoire russe, n'a-t-on pas sous-estimé l'importance de l'Ukraine pour Moscou ?

Peut-être, ces sentiments existent. Mais nous sommes en 2014. Cela reviendrait un peu à dire que la France a un attachement viscéral pour la rive gauche du Rhin et que donc cela lui donne carte blanche pour occuper Cologne ! Ce ne serait pas très raisonnable. Il faut quand même tenir compte non seulement de l'avis des gens concernés, mais aussi des traités et des accords qui ont été conclus. Or les gens de Kiev se sont exprimés. Et puis, la Russie comme le Royaume-Uni, la France et les Etats-Unis se sont engagés il y a vingt ans à ne pas remettre en cause l'intégrité territoriale de l'Ukraine. Dans ce même accord, l'Ukraine renonçait aux armes nucléaires soviétiques qui étaient basées chez elle. Tout cela est très important. Pensez à ce que serait la situation si l'Ukraine avait gardé ces armes....

 

Mais une grande partie de la flotte russe est basée à Sébastopol, et cela depuis bien longtemps...

Absolument. Et il n'y avait aucun problème. Le bail qui permet cette présence court jusqu'en 2042. Il est renouvelable tous les cinq ans. Il n'y avait pas péril en la demeure du point de vue des intérêts navals russes. Certes, on peut comprendre un attachement sentimental. Mais vous savez, c'était dur aussi quand la flotte française a dû quitter Mers El-Kébir [après l'indépendance de l'Algérie, en 1962, la marine française a dû évacuer cette base navale qu'elle utilisait depuis plus d'un siècle].

Il n'empêche, Poutine reste un interlocuteur incontournable dans les dossiers syrien, iranien...

En tout état de cause, la Russie est un grand pays. Par définition, on doit la respecter, et effectivement les voies de la démocratie doivent rester ouvertes à son endroit. Ainsi, je n'ai pas trouvé très intelligent que le Canada rappelle son ambassadeur de Moscou. C'est justement dans ce genre de situations qu'on a besoin de diplomates. Mais en attendant, comme la Russie, nous avons, nous aussi, des intérêts à défendre, de même que l'Europe. Dans cet ordre d'idée, l'Ukraine, pays frontalier, doit rester stable.

 

Comment voyez-vous la suite des événements ?

Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste. Poutine est quelqu'un de relativement simple. Quand il parle, comme il vient de le faire, il faut le prendre au sérieux. Il ne faut pas partir du principe qu'il galèje. Quand il dit qu'il est prêt à intervenir en Ukraine ou en Crimée (ce qu'il a fait), je le prends très au sérieux. Poutine est tout sauf un fanfaron. C'est un type structuré et on le voit dans la façon dont il joue ses coups, y compris quand il les annonce. Et puis surtout, quand vous avez des soldats qui sont face à face, comme c'est en ce moment le cas sur l'aéroport près de Sébastopol par exemple, il peut arriver n'importe quoi, et très rapidement. Si quelqu'un tire, on change d'univers. Ce n'est pas une image, c'est la stricte et dangereuse réalité.

 

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