AMMAFRICA WORLD

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HISTOIRE:CHRONOLOGIE DU RWANDA 1867-1994

CHRONOLOGICAL INDEX:

Chronologie du Rwanda (1867- 1994)

 Contextes : différences et répétitions

A Portrait of H.M. King Kigeli IV Rwabugiri

Chacun des épisodes de violence que le pays a traversé s’inscrit dans un contexte régional. L’évolution parallèle du Burundi voisin a plusieurs fois eu de fortes incidences au Rwanda. Les massacres qui s’y sont déroulés en 1972 et ont d’abord visé les élites hutus burundaises ont eu un retentissement certain sur les élites rwandaises qui moins d’un an plus tard organisaient les purges visant à écarter les tutsis de l’université, de l’administration et des entreprises (+Munyarugerero, 2003, 133- 141). En 1993, l’assassinat du Président burundais hutu démocratiquement élu Melchior Ndadaye provoqua l’exode de plusieurs centaines de milliers de réfugiés burundais hutu au Rwanda dont certains prirent activement part aux massacres de 1994 (+HRW, 1999, 162). Après la reprise de l’offensive par le FPR en 1993 et quelques semaines après la signature des accords d’Arusha, l’assassinat de Melchior Ndadaye aggrava la méfiance de nombre de membres de l’opposition intérieure rwandaise vis- à- vis du FPR. A ces mouvements d’exportation et d’importation de la violence s’ajoutent des effets de répétition dans le temps. La propagande Power a systématiquement comparé l’attaque du FPR de 1990 aux incursions menées par l’UNAR dans les années 1960, réduisant les deux conflits à la même et immuable guerre, vantée par plusieurs décennies d’histoire officielle, alors même que 80% des Rwandais étaient nés après l’indépendance et n’avaient pas connu cette période (+Uvin, 1999, 32). Pourtant, prises en tant que telles, on pourrait dire des similitudes observables en 1959, 1963, 1973, 1994 qu’elles sont autant de trompe l’oeil : elles ne mènent nulle part, n’éclairent à rebours aucun projet des origines. L’écho suggèré par ces dates ne renvoie à rien d’autre qu’à lui- même. C’est leur reformulation, leur agencement, leur intégration dans l’idéologie officielle, leur revendication par certains groupes sociaux qui rend leur répétition dans le temps et l’espace opératoire. Investis, réinterprètés, ces éléments de contexte disparates deviennent la pâte première des prophéties autoréalisatrices (+Lemarchand, 1970, 344) que seule l’écriture d’une histoire commune permettra de surmonter.

Règne de Rwabugiri (1867- 1895)

Le règne de Rwabugiri, dernier mwami avant l’arrivée des colonisateurs au Rwanda est particulièrement violent. Le royaume connaît alors une phase d’expansion territoriale et les armées levées par la cour achèvent la conquête du Gisaka (1876), prennent pied sur l’île Ijiwi (1870, 1880- 1881, 1886), entrent au Bushi et organisent des razzias au Ndorwa et au Butembo (1880- 1881). Rwabugiri fonde des résidences royales dans chacune des provinces annexées qu’il visite régulièrement, notamment à Sakara et Rubengera (+Chrétien, 2003, 141- 145), accentuant ainsi la pression du pouvoir central. Cette cour itinérante est profondément divisée. Les principaux clans, Kono, Ega et dans une moindre mesure Tsobe, se disputent autour du roi le pouvoir et l’influence. La faction royale consolide d’abord sa position en assassinant le clan des Gereka en 1869, alors que Rwabugiri n’est encore qu’un enfant. Cependant les rivalités changent à partir du moment où celui- ci devenu adulte exerce la réalité du pouvoir. De plus en plus, la lutte oppose la vieille aristocratie à une nouvelle élite, regroupée autour du jeune mwami. Les dénonciations auprès de lui et les assassinats politiques sont fréquents. On ignore encore le rôle de Rwabugiri dans l’assassinat de sa propre mère, Murorunkwere en 1876 (+Vansina, 2001, 215).

Néanmoins, tombé malade peu après cet événement, il décide d’en poursuivre les responsables, Rwampembwe et Nkoronko (son propre père), qui sont massacrés avec les membres de leur parti en 1880. Si ces retournements successifs ont favorisé le clan Ega qui marie au mwami une de ses filles, Kanjogera, au début des années 1880, les favoris du roi se livrent ensuite une lutte sans merci aboutissant au triomphe momentané de Nyirimigabo, puis de Nzigiye. L’âpreté de ces luttes pour le pouvoir entraîne régulièrement l’exécution de lignages entiers, à laquelle répond souvent l’injonction du devoir de vengeance (+Vansina, 2001, 236- 237).

L’expansion territoriale du royaume est en partie déterminée par ces luttes à la cour : en 1870, la reine mère Murorunkwere décrète une campagne contre le Ndorwa puis dans l’île Ijwi afin de pacifier les rivalités à la cour après le massacre des abagereka ; en 1879 et 1880, Nyirimigabo se sert d’une campagne militaire au Burundi pour faire exécuter les assassins de Murorunkwere, Nkoronko et Rwampembwe.

Néanmoins, la multiplication des campagnes militaires et les nombreux pillages provoqués par le passage des armées entraînent des vagues de protestation populaire qui aboutissent parfois à des révoltes ouvertes, comme à Save en 1890. La fin du règne de Rwabugiri est d’abord marquée par la volonté de compromis autour du pouvoir : en déclarant Kanjogera reine mère adoptive de Rutalindwa intronisé co- régnant en 1889, Rwabugiri décide d’associer les clans Ega et Kono à l’exercice du pouvoir. Mais de nombreux fléaux frappent le pays au début des années 1890 : une épizootie de peste bovine, dite Muryamo (‘le grand sommeil’) décime le cheptel rwandais, détruisant 90% du bétail affecté.

La reconstitution des réseaux de clientèle par la redistribution du cheptel restant aux chefs les plus puissants provoque la ruine de nombreux petits éleveurs. Toutes les terres auparavant utilisées comme pâturage naturel passent sous le contrôle des chefs de colline, représentant la cour (+++Chrétien, 2003, 191 ; Vansina, 2001, 222- 223). Par ailleurs, une sécheresse frappe le pays pendant deux ans (+Vansina, 2001, 222). En 1893 la variole pénètre la région, jusqu’ici préservée et décime les armées royales. L’année suivante, plusieurs invasions de sauterelles détruisent les récoltes (+Vansina, 2001, 223). Face à ces évènements qui mettent à mal la qualité sacrée de l’institution royale et donc son enracinement populaire, le compromis construit par Rwabugiri pour le partage du pouvoir apparaît bien fragile et ne lui survit pas longtemps. Organisé par Kanjogera en décembre 1896, le coup de Rucunshu entend restaurer la suprématie Ega à la cour, mais doit vite s’appuyer sur les militaires coloniaux allemands, nouveaux venus dans la région.

 

Pendant le long XXième siècle qui débute ici à l’accession au pouvoir du dernier mwami précolonial, l’histoire de la violence politique au Rwanda emprunte deux dispositifs souvent parallèles, parfois joints :

celui d’une violence de cour prolongée sous les deux républiques et celui moins connu de violences paysannes dont on saisit jusqu’à présent l’enchaînement chronologique plus que l’épaisseur des relations qu’elles sous- entendent, la trame plutôt que le tissu.

Au- delà du caractère répétitif des crises et des éléments de circonstance (contexte de guerre, mouvements régionaux de réfugiés, crise économique, transition vers le multipartisme) qui semblent sceller leur déroulement, le fonctionement quotidien du pouvoir est indissociable de la manière dont il provoque ou réagit aux crises politiques. La dynamique interne des rapports de pouvoir au Rwanda, l’âpreté de la compétition politique, l’apparition et l’extension de classes sociales liées aux régimes politiques successifs et leur rapports avec le monde rural (la population du pays està 95% paysanne) ont largement déterminé la forme et surtout l’ampleur de l’exercice de la violence. On tâchera brièvement ici d’en présenter les traits distinctifs.

 Une violence de cour : Le Mwami

Les luttes entre clans, factions, puis régions, le fossé qui sépare la lettre des hiérarchies des rapports souterrains qui les devancent et les dépassent, tout semble indiquer une permanence des voies et moyens d’exercer le pouvoir au Rwanda. Lemarchand qualifia la jeune république qu’il avait observée de « presidential mwamiship » (+Lemarchand, 1970, 269) en insistant sur la continuité du fonctionement et des codes et rituels du pouvoir. Ainsi, la révolution de 1959 n’aurait pas fondamentalement bouleversé les pratiques et les partages des postes, le pouvoir gardant la même architecture. Au centre plus qu’au sommet de ce dispositif, la personne du mwami, puis du président de la république après lui, est censée dépasser les rivalités et les clivages. Tel que le virent les premiers explorateurs européens, puis les historiens à leur suite, le Rwanda pré- colonial était féodal. Si l’usage du terme est contesté (+Chrétien, 2003, 146- 147), le caractère monarchique et centralisateur du pouvoir est unanimement reconnu. Le mwami, son roi, permettait à cette société d’exister. Par lui la vie irriguait les hommes et les choses, sur lui reposaient les saisons et les récoltes et son déclin signifiait celui du pays entier. Si lui- même n’était pas d’essence divine, il en était le réceptacle, le lieu par lequel la vie est répandue. Ce pouvoir créateur le placait au dessus des hommes (Umwami si umuntu- Le roi n’est pas un homme, est le titre de deux poésies dynastiques) et les rituels rappellaient sa qualité sacrée (+Vansina, 2001, 110). Ses alentours, la reine- mère et la cour, se disputaient l’exercice du pouvoir. Le roi y était certes le premier des chefs politiques. Mais la reine- mère disposait d’un pouvoir en principe égal au sien et pouvait créer ses propres armées. Les ritualistes contrôlaient les codes de la royauté aussi bien que les divinations auxquelles ils faisaient procèder avant chaque action d’importance. Les plus puissants des clans se disputaient les postes, les armées, les reines mères. Soucieux de ne pas s’isoler le mwami s’appuyait souvent sur des hommes qui lui devaient tout et lui étaient entièrement dévoués (+Vansina, 2001, 115). La violence du règne de Rwabugiri (1867- 1893, voir infra) reflète ce fonctionement quotidien du pouvoir et les rivalités incessantes à la cour.

« Presidential mwamiship »

La rupture annoncée par la révolution de 1959 ne met pas ces pratiques à mal : les cabinets ministériels sont répartis entre clans (+ Lemarchand, 1970, 268), les tentatives d’empoisonement révèlent les rivalités (+Reyntjens, 1985, 485), les cérémonies reprennent l’ordonancement et les danses de l’ancien régime (+Lemarchand, 1970, 265). Le contenu de l’idéologie révolutionnaire et la manière dont est perçu le personnage de Grégoire Kayibanda nuancent toutefois le tableau. Si l’on pouvait encore émettre quelques réserves sur la légèreté des oripeaux républicains et la continuité du fonctionement du pouvoir avant et après 1959, le régime de Juvénal Habyarimana grossit toutefois un peu plus les traits de l’analogie. L’idéologie du développement et ses corrolaires, la volonté affichée de dépasser l’ethnisme placent le président de la république non seulement au- dessus, mais aussi dans un autre ordre que les citoyens. Le mot désignant l’autorité (umubyeyi), nomme aussi le père, c’est- à- dire le pouvoir créateur et fécond attribué au mwami. Lors de la transition vers le multipartisme, les caricatures représentant Habyarimana lui donnent les traits et l’apparât d’un mwami (+Taylor, 2004, 79- 106). Son assassinat le 6 avril 1994, renvoie à la mort du mwami Mutara en 1959 –voir infra-, de par l’idée qu’avec sa disparition, c’est la nation rwandaise entière qui risque le chaos (+ de Lame, 1996, 305).

Cette conception du pouvoir particulièrement prégnante sous la seconde république éclaire en retour la révolution de 1959 dont la nature doit être précisée. Dans le nord du pays, la révolution fut essentiellement conservatrice. Ses partisans ne visaient pas l’abolition d’un ordre ancien, mais plutôt la restauration d’un ordre encore antérieur (++ Reyntjens, 1985, 313 ; Lemarchand, 1970, 269 ). Le nord fût en effet tardivement incorporé au royaume central, grâce au soutien décisif des colonisateurs (voir infra). Avant leur mise au pas, les petits royaumes du nord fonctionnaient de manière semblable au royaume central. Dans le nord, le « double colonialisme » (+Newbury, 1988, 53- 70) c’est- à- dire la colonisation belge superposée à celle du royaume central nyiginya fut durement ressenti.

 

Cet irrédentisme est à l’origine de l’un des principaux conflits sous la première république, celui relatif à l’ubukonde, c’est- à- dire au mode de clientèle foncière propre au nord, dont le régime républicain réclamait l’abolition.

 

Aussi le coup d’Etat de Juvénal Habyarimana (originaire du Bushiru, dans le nord du pays) en 1973 ne marque t- il pas seulement un changement du personnel exerçant le pouvoir, mais aussi celui d’une manière de l’exercer.

La seconde république apparaît de prime abord comme un régime pyramidal et fortement hiérarchisé du sommet à sa base. Mais la surenchère des structures formelles au sommet de l’Etat masque le caractère fantomatique des décisions : réseaux et structures parallèles (comme le Comité pour la Paix et l’Unité Nationale- CPUN- créé en 1973 et qui continue dans les faits à régir le pays après la nomination du gouvernement), reconstituent une cour où Agathe Kanziga, première dame du pays, joue le premier rôle. Il est difficile, dans cet ensemble, de se faire une idée précise du pouvoir instrumental réel dont dispose le président de la république, particulièrement à partir du début des années 1990 et de l’ouverture au multipartisme, de la même manière que Rwabugiri avait à la fois été décrit comme un roi fort et faible (+Vansina, 2001, 209- 210).

 

La violence de cour en suit exactement les intrigues. L’exécution des dignitaires de la première république après le coup d’Etat de 1973, l’assassinat du colonel Mayuya en 1988, la fuite en Ouganda de nombreux dignitaires, dont Alexis Kanyarengwe, révèlent les rapports de force dans l’entourage du Président de la République. Mais du pouvoir et du rôle réel de ce dernier, pourtant omni- présent, on ignore encore beaucoup. Il est la pièce centrale du dispositif de transition d’Arusha qu’il s’applique méthodiquement à pourrir (voir infra), dirige une réunion où la décision est prise de distribuer des armes aux milices et à la CDR (+HRW, 1999, 171), alors même que celles- ci villipendent sa tièdeur et manifestent contre lui…

L’ethnisme comme stratégie de conquête du pouvoir, la violence comme instrument

L’organisation des massacres de 1994 rencontre le même questionement. Si l’Etat et l’armée en ont été le pillier essentiel, leur hiérarchie, la circulation des ordres afférents ne suivent pas les organigrammes classiques. Leur principal concepteur Théoneste Bagosora occupait le poste après tout relativement modeste de directeur de cabinet du ministère de la Défense.

Aussi les massacres commis de 1990 à 1993, autant que ceux de 1994 semblent être soumis à la conquête ou au maintien au pouvoir d’une faction et apparaissent du point de vue de ceux qui en décident l’exécution comme des instruments. Le recours à la guerre, à la crise extrème et au massacre en vue de l’imposition ou de la restauration d’un ordre politique repose sur une conception du pouvoir comme un bloc indivisible dont la conquête décide de la perte des autres prétendants (++ Braud, 2005, 353/359 et de Lame, 1997, 161, ont parlé de winner takes all ). Le choix politique du pire impose son ordre propre et celui- ci est sans conditions, tant les liens de clientèle ne laissent aucun domaine à l’abri du pouvoir. Les critiques du terme ‘Hutu Modéré’ (++Braud, 2005, 238 ; Eltringham, 2004, 75- 99) reprochent à son emploi cette confusion première qui reconnaît dans les catégories ethniques la variable essentielle de la lutte pour le pouvoir. Y assimiler l’ensemble de l’opposition au régime de Juvénal Habyarimana revient à oublier qu’une partie du mouvement Power est issue de cette même opposition (+Eltringham, 2004, 77). Son emploi implique la reconnaissance, même par défaut, de l’ordre imposé par le mouvement Power, puisqu’il ne peut exister en dehors des modérés que des extrémistes (+Eltringham, 2004, 76).

Mais surtout, une telle dichotomie ne permet pas d’envisager la manière dont l’ethnisme devient un registre imposé, puisqu’il est ici supposé permanent et se coupe de toute possibilité d’analyse des trajectoires personelles. Or, une personnalité telle que Justin Mugenzi, fondateur du Parti Libéral (PL) Power favorable à l’extrémisme hutu avait été dénoncée comme icyitso (complice) du FPR, en mars 1992 (+Eltringham, 2004, 92).

D’autres trajectoires individuelles de dirigeants politiques tendent à montrer que le recours à l’ethnisme est instrumental et s’inscrit dans la compétition pour le pouvoir. Ainsi, Alexis Kanyarengwe, président de la branche politique du FPR à partir de 1990, ou Pasteur Bizimungu, qui rejoint le Front à l’été 1990 comptaient parmi les membres célèbres des comités de salut public qui organisèrent les purges et pogroms de 1973 (+HRW, 1999, 67). De la même manière, mais en sens inverse, Jean Barahinyura, considéré par Reyntjens (+Reyntjens, 1994, 127) comme l’un des fondateurs du mouvement extrémiste hutu (CDR) en février 1992, siègeait quelques mois plus tôt au comité central du FPR.

 

L’extension aux campagnes

La Toussaint rwandaise de 1959, les massacres commis dans la région de Gikongoro en 1963 et surtout ceux de 1994 n’ont pu atteindre leur ampleur que par la mobilisation de la paysannerie. Hormis plusieurs études notables (Newbury, 1988 ; de Lame, 1996), l’historiographie rwandaise, pourtant abondante s’est peu intéressée au monde paysan en tant que tel, à ses rapports avec le pouvoir et aux rapports de pouvoir en son sein. L’essentiel de la littérature a abordé les paysans comme sujets du royaume central jusque dans les années 1960, puis objets d’une expertise technique agricole dans les années 1980 (+Newbury et Newbury, 2000, 858). Si la participation des paysans aux massacres de 1963 et dans une moindre mesure à ceux de 1959 est peu connue, plusieurs travaux ont abordé les violences de 1994 (Longman, 1995 ; de Lame, 1997 ; HRW, 1999 ; Strauss, 2006).

Situation de la paysannerie

Ceux- ci soulignent d’abord l’extrème fragilité des paysans rwandais, qui dès 1989 qualifient leur situation d’apocalyptique (+de Lame, 1997, 158). Face à la famine qui frappe plusieurs régions du pays, dont Gikongoro, la seule aide officielle est fournie sous forme d’aliments à rembourser en monnaie (+de Lame, 1997, 158) ce qui accentue encore un peu plus les liens de dépendance vis- à- vis des élites locales. 86% de la population vit au dessous du seuil de pauvreté, ce qui en fait le pourcentage le plus élevé du monde (+HRW, 1999, 306). L’accès à l’emploi, au sol, à un enseignement dépassant l’école primaire est hors de portée de la plupart, au moment même où les élites locales salariées importent sur les collines les objets et valeurs de la capitale et au delà du monde entier (+de Lame, 1997, 159).

La propagande Power s’est parfaitement intégrée à ce système de représentation enfoncé, malmené et condamné à la disparition. Les difficultés que connaît le pays sont liées à l’état de son Président dont la mort régulièrement prédite par les médias (+Chrétien et al., 1995, 187- 191) annonce un changement d’ordre qui s’étend bien au- delà de la lutte pour le pouvoir à Kigali. La royauté ancienne faisait alterner deux types de règnes, l’un guerrier consacré à l’extension du territoire, l’autre pacifique dédié à son enrichissement. Ces deux types d’ordre se succédaient invariablement seuls menacés par leur jonction, c’est- à- dire le moment où le mwami affaibli, l’ensemble du pays était guetté par le chaos (+de Lame, 1997, 162- 163). Lors des jacqueries de 1959, certains paysans, pensant que les exactions contre les tutsis avaient été réclamées par le nouveau mwami lui- même, l’avaient suivi lors de l’une de ses tournées dans le pays, pour lui en réclamer le paiement (+Lemarchand, 1970, 164). Ce temps en spirale, où la crise est intégrée au cours normal des choses avait déjà en 1959 et 1973, à la veille de chaque changement de régime, donné à l’Etat d’exception un caractère normatif, voire d’intégration. La violence est un fait d’armes d’autant plus apprécié qu’elle est l’objet de récits la mettant en scène, la célèbrant et l’augmentant encore de cruautés imaginaires : les ibyivugo (+ de Lame, 1997, 169), par lesquels chacun peut composer son propre panégyrique. Dans les régions du nord, il était possible de relier sa généalogie à celle d’un roîtelet hutu précolonial, de s’en présenter comme l’héritier et de rattacher ainsi à la vie maussade des collines un soupçon de gloire (+Migeotte, 1997, 37).

S’il est difficile de s’en représenter précisément l’impact, la peur entretenue par le climat de la guerre, par le million de déplacés qui fuient les zones de combats, par les violences quasi quotidiennes liées au multipartisme, par les 262 000 réfugiés burundais qui s’installent dans le Sud du pays (+Braud, 2005, 429) en 1993 et dont beaucoup sympathisent et informent les paysans rwandais, semble avoir été un puissant adjuvant à la mobilisation des paysans (+Strauss, 2006, 225). La peur liée à la guerre, aux circonstances immédiates a pu emprunter les pratiques d’accusations de sorcellerie, de dépendance, de faiblesse face à l’arbitraire, de menace qui constituent une partie de la vie quotidienne des collines. Si elle n’en a pas abordé la réception, l’étude de la propagande extrémiste hutu (Chrétien et al., 1995) a montré les traits essentiels de formulation de la peur : l’ennemi est d’abord infiltré, sournois, partout présent. Au- delà de l’avancée du front, sa menace est diffuse, permanente et conduit chacun à se méfier de tous.

Le protectorat allemand (1897- 1916)

Outre les brêves visites de Stanley en 1876 (++ HC, 1956, 12- 13 ; Reyntjens, 1985, 30) et d’Oscar Baumann en 1892 (+Lemarchand, 1970, 47), les premiers contacts entre la cour et les militaires coloniaux allemands ont lieu en 1894 et 1897. En août 1885, la conférence de Berlin avait délimité les frontières orientales de l’Etat Indépendant du Congo, propriété du roi des belges Léopold II, sur une ligne oblique, incluant la crête dominant le lac Kivu à l’ouest du Rwanda. L’Angleterre et l’Allemagne se partagent les territoires à l’Est de cette ligne oblique en juillet 1890, l’Ouganda revenant à la première, le Rwanda et le Burundi à la seconde. Mais l’expédition menée par le comte Von Götzen en 1894 se rend compte que l’autorité du mwami s’étend jusqu’aux rives du Lac Kivu (+Chrétien, 2003, 187) : l’Allemagne réclame une renégociation des frontières, définitivement réglée à la conférence de Bruxelles en 1910. Le protectorat mis en place par l’Allemagne lors d’une visite du Capitaine Von Ramsay à la cour en 1897 n’est pas vécu comme tel par Kanjogera, qui y voit plutôt une alliance lui permettant de consolider son pouvoir de régente sur la cour et d’étendre l’autorité du mwami sur les territoires du Nord qu’il contrôle encore mal. De fait, l’Allemagne intervient apparemment peu dans les affaires rwandaises : en 1914, l’effectif de l’ensemble du personnel administratif et militaire de la résidence de Kigali s’élève à 10 personnes (+Lemarchand, 1970, 63). Néanmoins plusieurs interventions violentes soutenues par l’Allemagne permettent à la cour de consolider son emprise sur le Rwanda, d’abord contre la tentative de secession du Gisaka en 1901, puis surtout contre l’insubordination du quart Nord- Est du pays en 1910- 1912. Outre ce soutien à la cour, le protectorat favorise l’installation progressive de missions chrétiennes au Rwanda, éloignées du Rwanda central jusqu’à leur installation à Kagbayi en 1906. La progression du catholicisme est énamoins relativement lente : pour une population estimée à 1 500 000 personnes (+Chrétien, 2003, 373), le nombre de catholiques au Rwanda s’élève à 10 000 en 1914 (+Chrétien, 2003, 184). S’ils n’ont plus l’ampleur dramatique de l’époque de Rwabugiri, plusieurs fléaux s’abattent encore sur le pays. Des famines frappent le Rwanda à intervalles réguliers : la famine Ruyaga en 19021903, Rwakabaga en 1904- 1905, Kimwaramwara en 1907- 1908 et Rumanurimbaba en 1917- 1918. La variole frappe le Gisaka en 1911, tandis que le bétail souffre de fièvre aphteuse en 1907- 1908 (+HC, 1956, 11)

 

Mandat et tutelle belges (1916- 1959)

Au moment de leur prise, la Belgique n’est pas intéressée par les territoires rwandais et burundais qu’elle compte utiliser comme gages lors des transactions des pourparlers de paix en Europe (+Reyntjens, 1985, 35). Le pays reste donc administré par l’armée belge jusqu’en 1919, date à laquelle l’accord Orts- Milner passé avec la Grande- Bretagne confirme son maintien au Rwanda, mais l’ampute du Gisaka. En 1918, un referendum est monté de toutes pièces, censé montrer l’attachement du mwami Musinga, de la cour et des principaux chefs à leurs nouveaux occupants (+Reyntjens, 1985, 62). Le 20 juillet 1922, le conseil de la SDN attribue à la Belgique un mandat de type B sur le Rwanda- Urundi : formellement, elle doit en assurer l’administration tout en respectant certaines conditions de liberté de religion, interdire l’esclavage et ne pas fonder d’établissements militaires (+Reyntjens, 1985, 43). Une volonté apparente d’administration indirecte caractérise donc d’abord la politique belge au Rwanda, mais celle- ci n’est pas sans effets réels et profonds sur le pays. La puissance mandataire réduit en effet le pouvoir formel du mwami, tout en étendant et en uniformisant le territoire sur lequel il s’applique : Musinga se voit dès 1917 obligé de reconnaître la liberté de culte, ce qui met à mal l’autorité religieuse liée à sa fonction et perd le droit de vie et de mort sur ses sujets (+Reyntjens, 1985, 79). Entre autres vexations, plusieurs rites liés à la fonction royale sont interdits (+Reyntjens, 1985, 82). En 1925, l’administration exile au Burundi le devin favori de Musinga, Gashamura (++ Chrétien, 2003, Reytjens, 1985, 83) et essaie une première fois de forcer le mwami à franchir la Nyabarongo, acte que proscrit son nom de règne (+Reyntjens, 1985, 82). Parallèlement, la Belgique aide le mwami à asseoir son autorité sur les régions du nord, mais aussi au sud- ouest, dans le Bukunzi et le Busozo. Ce n’est qu’en 1931 que le territoire colonial correspond au territoire sous l’autorité du mwami (+Reyntjens, 1985,103). L’Eglise catholique devient à la même période un acteur essentiel de la vie politique rwandaise (+Lemarchand, 1970, 73). A peine nommé à la tête du Vicariat Apostolique du Rwanda en 1922, l’Evêque Léon Classe milite pour le retour du Gisaka au Rwanda (+Chrétien, 2003, 228). Le vecteur essentiel du pouvoir de l’Eglise est son monopole sur l’enseignement. Créée en 1919, l’Ecole pour Fils de Chefs, qui à la demande de Musinga ne dispense pas d’enseignement religieux est remplacée en 1932 par le Groupe Scolaire d’Astrida, administré par la Congrégation des Frères de la Charité de Gand (+Reyntjens, 1985,125- 126) : toutes les futures élites du pays sont formées par l’Eglise. Monseigneur Classe se fait par ailleurs un fervent défenseur de « l’hypothèse hamitique » très répandue dans la littérature africaniste de l’époque, selon laquelle les tutsis sont apparentés à une race de pasteurs nomades hamitiques faisant d’eux des dirigeants nés : en 1927 Classe s’oppose radicalement à une timide tentative de rééquilibrage des postes de chefs et sous- chefs (+Reyntjens, 1985, 104). La part des chefs et sous chefs hutu (un quart des postes de sous chefs au début du siècle - + Chrétien, 2003, 233) dans l’administration territoriale se réduit drastiquement : en 1959, 50 sous- chefs (sur 1050) sont hutu, ainsi qu’un seul chef - sur 82 (+Lemarchand, 1970, 82). Le sens général de la politique coloniale belge au Rwanda est substantiellement modifié à partir de la fin des années 1920. L’intervention se fait de plus en plus directe : une réforme entamée en 1926 par le résident Mortehan refonde le pouvoir local et ses bases territoriales (+++Chrétien, 2003, 235 ; Lemarchand, 1970, 72 ; Reyntjens, 1985, 113- 116 ). Le mwami Musinga, qui essaie de préserver son autorité sur le pays et refuse de se convertir au catholicisme est destitué et exilé en 1931 (+Lemarchand, 1970, 69). Son fils et successeur, Rudahigwa, collabore beaucoup plus facilement avec les autorités coloniales et l’Eglise : il s’installe sur la résidence que le gouvernement lui a édifiée à Rwesero, choisit de ne pas épouser une femme Ega et consacre le pays au Christ- Roi en 1946 (+Reyntjens, 1985, 92). L’uniformisation du territoire et l’extension de l’autorité du mwami, doublée de celle de la métropole s’appuie sur les taxes et prestations en travail. Si la métropole belge supprime plusieurs tributs –dont en 1924, les prestations en bétail et en vivres imponokeindabukirano et abatora - (+Reyntjens, 1985, 132), elle généralise l’uburetwa (prestation d’une journée hebdomadaire de travail) à tout homme adulte valide sur l’ensemble du territorie rwandais et en étend ainsi considérablement l’assiette et y ajoute l’akazi, c’est- à- dire la réquisition non rémunérée d’hommes pour des travaux d’intérêt public. Cette politique de taxation s’intégre à la grille de lecture ethnique du pouvoir colonial et l’uburetwa n’affecte que la population hutu (+Newbury, 1988, 141). Jusqu’à sa suppression au lendemain de la seconde guerre mondiale, la volonté d’éviter l’uburetwa est l’une des principales motivations d’un exil saisonnier considérable : jusqu’en 1959, 425 000 rwandais partent ainsi en Ouganda et au Tanganyika (+Reyntjens, 1985, 141).

 

Naissance d’une contre- élite (1950- 1959)

Les rapports des missions de visite des Nations Unies au Rwanda (en 1948, 1951, 1954 et 1957) dans le cadre du Conseil de Tutelle, sont de plus en plus critiques vis- à- vis de la politique coloniale belge. La métropole publie en 1951 un « Plan décennal pour le développement économique et social du Rwanda- Urundi » et le décret du 14 juillet 1952 qui transfère certaines prérogatives au mwami et crée des conseils de sous- chefferie et de territoire, entame une timide démocratisation des institutions (++ Newbury, 1988, 184 ; Reyntjens, 1985, 185- 198). En 1954, la dernière visite des Nations Unies critique jusqu’au fondement des options choisies par la Belgique, qui soumet toute évolution politique et institutionnelle des territoires sous tutelle à leur développement socio- économique (+ Reyntjens, 1985, 217). Parallèlement, la bureaucratisation des chefferies fait de plus en plus de mécontents (+Lemarchand, 1970, 119- 121). La domination des chefs tutsi est associée à la domination coloniale qui en quelque sorte la garantit et limite les possibilités de redistribution et de réciprocité des chefs vers leurs sujets (+Lemarchand, 1970, 125). Le 1er avril 1954, le mwami met fin au contrat ubuhake, c’est- à- dire au contrat de clientèle en vertu duquel un patron confiait une ou plusieurs têtes de bétail à son nouveau client, lui assurait assistance et protection et reçevait en échange un certain nombre de services et de prestations (+Newbury, 1988, 134140). Mais son abolition n’a fait que déplacer les rapports de clientèle du bétail vers le domaine foncier (+++Lemarchand, 1970, 129 ; Newbury, 1988, 146 ; Reyntjens, 1985, 207), parce que le partage du bétail (2/3 pour les clients, 1/3 pour leurs patrons) n’entraîna pas celui des pâturages. A l’intérieur du système colonial, la lutte pour le pouvoir s’intensifie. Les élites rwandaises légitimées par le pouvoir belge se fractionnent entre les tenants traditionnels du pouvoir (le mwami et la cour) et une nouvelle génération, souvent formée à Astrida, que la métropole considère comme plus fiable et dont elle envisage un temps l’accession directe à l’exercice du pouvoir après destitution du mwami (+Reyntjens, 1985, 224). Malgré des tentatives d’opposition de la part de certains chefs (dont les volontés de réforme de Bwanakweli en 1956- + Lemarchand, 1970, 154), les éléments les plus conservateurs l’emportent à la cour. Tout au long des années 1950, une contre- élite hutu diplômée, dont la plupart des représentants ont été formés au séminaire de Nyakibanda (+Reyntjens, 1985, 229), mais qui reste réduite à des emplois subalternes (instituteurs, petits commerçants ou fonctionnaires, parfois simples paysans) manifeste sa frustration dans de nombreux tracts et publications, notamment Kinyamateka, journal en kinyarwanda créé en 1933, dont Grégoire Kayibanda, principal activiste de cette contre élite naissante devient rédacteur en chef en 1956 (++ Chrétien, 2003, 263 ; Lemarchand, 1970, 148). La création au mois de décembre 1956 de la coopérative TRAFIPRO- Travail Fidélité Progrès- permet aux meneurs de cette opposition politique naissante de commencer à résoudre deux des principales difficultés auxquelles ils sont confrontés : leur manque d’adhérents hors d’un axe Gitarama/Ruhengeri et le peu de contacts avec la population des collines (+Lemarchand, 1970, 148, 152). L’Eglise catholique soutient ce mouvement (+Chrétien, 2003, 264).

Elites et contre- élites créent des partis politiques en vue des élections locales devant se tenir avant la fin de 1959 (+Reyntjens, 1985, 250). L’UNAR (Union Nationale Rwandaise), conservateur et monarchiste, milite pour une indépendance rapide et bénéficie du soutien de la cour, de la quasi totalité des chefs, ainsi que des groupes musulmans swahili essentiellement insatllés à Kigali (+ Reyntjens, 1985, 251). Le RADER (Rassemblement Démocratique du Rwanda) veut être un parti multiethnique favorable à la Belgique (+Reyntjens, 1985, 252). Dirigé par Grégoire Kayibanda, le PARMEHUTU (Parti de l’Emancipation du Peuple Hutu), a une base exclusivement ethnique. S’il n’envisage pas à ses débuts l’abolition de la monarchie, il réclame l’accès des hutu à l’enseignement et aux postes administratifs et soumet l’indépendance du pays à la réalisation préalable de son programme (+Reytjens, 1985, 253). L’APROSOMA (Association pour la Promotion Sociale de la Masse), issue du même mouvement que le Parmehutu et totalement soumise à la personnalité de son meneur Joseph Habyarimana Gitera, n’a pas d’influence hors des régions d’Astrida et Cyangugu (+Reyntjens, 1985, 253). La mort du mwami Mutara en juillet 1959 provoque une première crise au cours de laquelle chaque camp doit définir sa position. Craignant la nommination d’un régent par l’administration belge, les ritualistes conservateurs de la cour désignent son successeur, son fils Jean- Baptiste Ndahindurwa et l’imposent au gouverneur Harroy, lors des funérailles du mwami, sur la colline de Mwima (++Lemarchand, 1970, 156- 158 ; Reyntjens, 1985, 239- 250). Le pouvoir colonial est dépassé par les stratégies de chacun des protagonistes de la lutte pour le pouvoir (+Newbury, 1988, 193). Surtout, il est opposé à l’UNAR qui demande une indépendance rapide (dans le souci de conserver les prérogatives de la cour), impose le nouveau mwami et critique ouvertement la présence belge lors de ses meetings. Au milieu des années 1950, la politique coloniale s’emploie donc à inverser le sens de ses développements antérieurs. A partir de 1956, le nombre de hutu inscrits au groupe scolaire d’Astrida augmente nettement et représente près d’un tiers des effectifs en 1959 (+Lemarchand, 1970, 138). Ce contexte d’affaiblissement des positions de la métropole excède largement les frontières du territoire rwandais : des émeutes éclatent au Congo à Léopoldville en janvier 1959 (+Chrétien, 2003, 265) et la question de l’indépendance des territoires sous tutelle est régulièrement l’objet de débats devant l’assemblée générale des Nations Unies. En avril 1959, un « groupe de travail » composé de parlementaires belges est chargé de visiter le territoire et de réfléchir aux réformes nécessaires à l’accession graduelle à l’autonomie interne (++Lemarchand, 1970, 154 ; Reyntjens, 1985, 265). Mais le pays visité par ces parlementaires est au bord de l’explosion.

 

La « Révolution sociale » (1959- 1961)

Si l’on a pu voir dans les conséquences de l’abolition de l’ubuhake en 1954 une cause fondamentale de la révolution de 1959 (+ Reyntjens, 1985, 208) et dans les évènements jalonnant l’année 1959 (mort du mwami, mutation des trois chefs après le meeting de l’UNAR à Kigali) autant d’accèlérateurs de l’activité révolutionnaire (++ Newbury, 1988, 193 ; Reyntjens, 1985, 234), l’évènenement qui marque le début de la vague de violences connue sous le nom de Toussaint Rwandaise à l’automne 1959 est l’agression de Dominique Mbonyumutwa par des militants de l’UNAR à Ndiza. Très populaire, celui- ci était l’un des dix sous- chefs hutu du Rwanda (+Lemarchand, 1970, 162). La rumeur de sa mort se répand très vite dans la région de Kabgayi et autour de Gitarama, là où le PARMHUTU est le plus implanté. A l’exception des régions de Cyangugu, Kibungo et Astrida (++ Newbury, 1988, 194 ; Reyntjens, 1985, 260), l’ensemble du pays est au cours des semaines suivantes atteint par ce que la plupart des observateurs ont désigné comme une jacquerie (+++ Chrétien, 2003, 266 ; Lemarchand, 1970, 159 ; Reyntjens, 1985, 235) c’est- à- dire un soulèvement, une insurection paysanne, au cours de laquelle plusieurs centaines de personnes, essentiellement tutsies sont tuées, plusieurs milliers doivent fuir le pays et de nombreuses habitations sont incendiées (++ Chrétien, 2003, 266 ; Lemarchand, 1970, 167). Si les violences sont dirigées contre les tutsi, elles ne visent pas l’institution royale en tant que telle. De nombreux paysans participent aux incendies et pillages en pensant que le mwami lui- même les a ordonnés (+ Lemarchand, 1970, 164). Néanmoins la question centrale du relais opéré par les cadres du PARMEHUTU avec les assaillants dans les régions du nord et du centre et donc de l’organisation d’une partie des violence reste posée (++ Chrétien, 2003, 267 ; Lemarchand, 1970, 168).

Le nombre précis des victimes est incertain, mais les chiffres avancés vont de plus de 200 personnes (+Lemarchand, 1970, 167), à plusieurs centaines (++Chrétien, 2003, 266 ; Reyntjens, 1985, 261). Si le nombre de réfugiés est en général évalué à 10 000 (++HRW, 1999, 52 ; Reyntjens, 1985, 261), certaines estimations aboutissent au double en avril 1960 (+Lemarchand, 1970, 172). La majorité des réfugiés tutsi quittent le pays non pas au cours des évènements de la Toussaint Rwandaise (7000 d’entre eux fuient leur région à la fin du mois de novembre 1959), mais dans les mois qui suivent l’installation par l’administration belge de nombreux hutus aux postes de sous- chefs et chefs (+ Lemarchand, 1970, 173). Face aux violences, la Belgique instaure l’Etat d’exception et place le pays sous le mode de l’occupation militaire. Véritable pro- consul, le colonel Logiest entame après le retour au calme un changement profond dans la composition du personnel administratif rwandais. Des 45 chefs en place avant les violences, 23 sont morts, ou ont pris la fuite. Il en va de même pour 158 des 489 sous- chefs (++Lemarchand, 1970, 172 ; Reyntjens, 1985, 268). Logiest met en place une politique de remplacement systématique par des hutus des chefs et sous- chefs disparus, enfuis ou démis (++ Lemarchand, 1970, Reyntjens, 1985, 268). Cette stratégie est crânement assumée par le résident militaire, au nom d’une efficacité accrue dans l’exécution des décisions (+Reyntjens, 1985, 268) et selon la volonté de « politiser » le Rwanda (++Lemarchand, 1970, 175 ; Reyntjens, 1985, 268). De fait, la principale conséquence de la Toussaint Rwandaise sur le PARMEHUTU est de modifier substantiellement son programme : jusqu’ici favorable à une monarchie constitutionelle, il devient républicain (+ Lemarchand, 1970, 168). Les élections aux postes de bourgmestre et conseillers communaux de 1960 sont la conséquence directe des réformes initiées par le colonel Logiest. L’administration belge soutient les partis issus de la contre- élite hutu (Lemarchand, 1970, 178) ; cette propagande officielle devient la seule existant au Rwanda, puisque le 6 juin 1960, le résident spécial fait interdire tous les meeting politiques. La période précédant les élections est émaillée d’incidents violents. Début juillet, des activistes tutsis incendient les isoloirs prévus pour la commune de Rubengera, dans la région de Kibuye. En représailles, la population hutu brûle des huttes appartenant à des tutsis (+Lemarchand, 1970, 180). Dans certaines régions, des comités de salut public et des bataillons de milices sont organisés (+ Lemarchand, 1970, 180). Le mouvement ne cesse pas après la victoire écrasante des partis hutu aux élections et se prolonge au contraire, beaucoup de militants du PARMEHUTU considérant que les actes de violence ont en quelque sorte été légitimés par les urnes (+Lemarchand, 1970, 180). Le soutien de la métropole est déterminant pour le dernier coup porté à la monarchie, le 28 janvier 1961 : la Belgique a mis a disposition des nouveaux bourgmestres et élus locaux les moyens de les transporter à Gitarama. Un peloton de para- commando belges est disposé autour de la réunion et le colonel Logiest lui- même s’est rendu à Gitarama (+ Reyntjens, 1985, 289). La république est proclamée. Dominique Mbonyumutwa en devient le Président, Grégoire Kayibanda le Premier ministre. Devant les Nations Unies, la Belgique est la seule a implicitement reconnaître le ‘coup de Gitarama’ et à s’opposer à la résolution 1605 qui prévoit des élections législatives et l’organisation d’un referendum sur la monarchie. La campagne préparant ces deux consultations donne lieu à des violences et des assassinats. Ces violences sont le fait des principaux partis en lice pour les élection, l’UNAR et le PARMEHUTU, cependant leur répression est le seul fait du PARMEHUTU, soutenu par la Belgique, qui fait arrêter plusieurs dizaines de membres éminents de l’UNAR (+Reyntjens, 1985, 299). Les élections ne changent pas le résultat obtenu par le coup du 21 janvier : le Rwanda devient ainsi républicain avant d’être indépendant.

La Première république (1962- 1973)

La Première République a connu deux périodes distinctes qui ont correspondu à l’ascension puis au fractionnement du PARMEHUTU. Confronté, dans les années de la fondation, à des offensives militaires émanant d’une partie de l’UNAR réfugiée dans les pays limitrophes, le PARMEHUTU a fait de cette mise en danger un facteur de cohésion. L’UNAR connaît au début des années 1960 de graves dissensions internes. Elle est divisée entre ses membres restés au Rwanda et ceux partis en exil (+ Reytjens, 1985, 314), entre une aile politique et une aile activiste favorable à des actions de guerilla et est enfin confrontée à des questions essentielles : quelle vision de la monarchie et de la place du mwami dans les institutions doit- elle porter, quelle attitude adopter vis- à- vis du nouveau régime républicain ? Malgré l’existence de bureaux officiels de l’UNAR à Kigali, la plupart de ses représentants ont fuit dans les pays limitrophes et un gouvernement en exil a été formé. Mais les divergences entre factions sont trop importantes et le parti, qui est par ailleurs coupé de la population des réfugiés est menacé d’éclatement (+Lemarchand, 1970, 199- 200). Par ailleurs, l’UNAR peine à s’implanter en un unique pays d’accueil. Si début 1962, plus de 35 000 rwandais sont réfugiés en Ouganda, le gouvernement de Milton Obote réagit en opposant une fin de non recevoir à l’installation du mwami (+Lemarchand, 1970, 207). Le Burundi, où 45 000 réfugiés rwandais sont installés en 1963 est finalement choisi comme sanctuaire (+Lemarchand, 1970, 216). C’est à partir du Burundi qu’est lancée en décembre 1963 la principale attaque sur le Rwanda sous les ordres de François Rubeka, un des principaux activistes de l’UNAR et ancien premier ministre en exil. Mal préparée, l’attaque échoue et les massacres organisés en représailles font plus de 10 000 victimes (+ Lemarchand, 1970, 224- 225). C’est au cours des années 1960 qu’apparaît le mot Inyenzi, dont la traduction littérale est cancrelat, ou cafard, qui désigne d’abord les mouvements de l’UNAR organisant des incursions au Rwanda, puis par extension l’ensemble de la population tutsie rwandaise (++Chrétien, 2003, 268 ; Lemarchand, 1970, 198). Selon une autre interprétation, le mot Inyenzi, acronyme de Ingangurarugo yiyemeje ingenzi (propriétaire- conquérant déterminé à être le meilleur) est à l’origine revendiqué par les membres de l’UNAR eux- mêmes (++ Kuperman, 2004, 62 ; Munyarugerero, 2003, 93). Des incursions ponctuelles se prolongent jusqu’en 1967. Entre 1959 et 1967 près de 20 000 tutsis sont victimes de leur repression et 200 000 autres fuient le pays (+ Kuperman, 2004, 63). Le PARMEHUTU sort renforcé de la crise, qui lui permet d’exécuter les principaux dirigeants du RADER et de l’UNAR intérieure et devient progressivement un parti unique de fait, en remportant l’intégralité des sièges de l’Assemblée Nationale en 1965. Mais dès 1963, le parti est traversé par de nombreuses oppositions internes que le facteur de cohésion de la lutte contre un ennemi commun masquait jusque là (+Reyntjens, 1985, 473). Ces dissensions sont de deux ordres : - elles concernent d’abord les rivalités personnelles et la distribution des postes dans un contexte de rapprochement des instances du parti et de celles de l’Etat, de rivalité accrue entre les bourgmestres et les propagandistes (+Lemarchand, 1970, 247) et, paradoxalement, de mort progressive du militantisme à la base (+ Reyntjens, 1985, 474). Le PARMEHUTU est grèvé par des oppositions internes, qui ne sont pas seulement d’ordre régional. La préfecture de Butare est mise à l’écart de l’exercice du pouvoir (notamment lors de l’élimination politique de l’APROSOMA) par les représentants originaires de Gitarama (+Reytjens, 1985, 484). Mais une violence de cour, faite de tentatives d’empoisonnement (++Lemarchand, 1970, 249 ; Reyntjens, 1985, 478) et d’accusation nkundabarezi (littéralement « j’aime les blancs ») se généralise (++ Lemarchand, 1970, 248 ; Reyntjens, 1985, 478). - une rivalité régionale se manifeste ensuite pleinement dans l’exercice du pouvoir lors des débats relatifs à l’ubukonde, c’est- à- dire au clientélisme foncier pratiqué dans le Nord du pays que l’affirmation du pouvoir central lors de la période coloniale avait entamé. Pour nombre de notables des régions de Ruhengeri et Gisenyi eux- mêmes patrons fonciers, soutenir le PARMEHUTU c’était militer pour la disparition des patrons fonciers politiques tutsi que le pouvoir central avait installés dans le Nord sous la colonisation et la restauration d’unubukonde plein et entier (++ Lemarchand, 1970, 230- 233 ; Reyntjens, 1985, 486- 494). Face à la volonté des politiciens du sud de supprimer l’ubukonde, la résistance farouche des notables du nord parvient non seulement à maintenir l’ubukonde coutumier dans les préfectures de Ruhengeri et Gisenyi (+ Reyntjens, 1985, 490), mais également à supprimer l’existence légale de l’ubukondepolitique héritier de la colonisation (++Lemarchand, 1970, 232 ; Reyntjens, 1985, 490). Ce climat délétère provoque le mécontentement croissant d’un groupe social de cadres émergeants constitué de diplômés des écoles primaires, secondaires et d’étudiants. Outre les rivalités à l’échelle nationale, la compétition politique locale est très rude. Bourgmestres et préfets s’affrontent âprement, les premiers s’appuyant sur leur réseaux de clientèle et la légitimité que leur confère l’élection, les seconds sur les structures de l’Etat et le poids du parti (+Lemarchand, 1970, 244). Dans un tel contexte de fractionnement du régime, de luttes de cour et de compétition pour l’accès aux postes, la tentation est forte pour unifier à nouveau le régime, de faire appel au clivage ethnique. Les purges qui débutent au mois de février 1973 sont d’abord portées par les étudiants, mais sont également encouragées, voire dirigées, par le sommet de la pyramide du pouvoir. Au sein même de cette dernière, chacun a un intérêt momentanné à la diversion vers l’ethnisme, aussi bien la présidence et le PARMEHUTU, afin de réunifier le régime vers un ennemi commun, que les militaires nordistes (notamment Alexis Kanyarengwe, chef de la sûreté originaire de Ruhengeri), dans l’objectif de plonger celui- ci dans une longue crise (+ Chrétien, 2003, 269). De fait les purges, qui consistaient à l’origine en l’affichage de listes d’étudiants et de personnel tutsis pirés de quitter les universités et entreprises, échappent au pouvoir central et portent par la suite des revendications sociales (mécontentement contre les riches en général) et régionales (opposition entre le centre- sud et le nord du pays). En conséquence, Grégoire Kayibanda sanctionne un certain nombre de dignitaires du nord du pays, en les éloignant des postes et des lieux de l’exercice du pouvoir : Alexis Kanayarengwe est nommé directeur du séminaire de Nyundo, Le Major Nsekalije est affecté à une coopérative théicole à Byumba. Tous les secrétaires généraux des ministères sont remplacés ainsi que 9 des dix préfets (+ Reyntjens, 1985, 504). La rupture avec le nord semble consommée.

 

La ‘révolution morale’ et la seconde république (1973- 1990)

Bénéficiant du trouble suscité par l’extension des purges et des mouvements de violence aux campagnes, le général Juvénal Habyarimana, ministre de la défense originaire du Bushiru, en préfecture de Gisenyi, prend le pouvoir le 5 juillet 1973. Le coup d’Etat a pour premières conséquences de ramener le calme dans le pays et de substantiellement changer l’orientation du pouvoir. Au cours des deux années suivantes, les anciens caciques de la première république sont néanmoins assassinés ou emprisonnés (+ Munyarugerero, 2003, 147). Si elle reste un régime autoritaire, la seconde république entend surmonter la polarisation ethnique en la subordonnant à une « idéologie du développement ». L’accent est mis sur l’unité nationale, la construction d’infrastructures, l’ouverture et la coopération internationale. Le Rwanda augmente le nombre de ses représentations diplomatiques à l’étranger (+ Reyntjens, 1994, 32), l’équipement routier et électrique commence à gagner les campagnes et Kigali qui comptait 15 000 habitants en 1965 en abrite 300 000 au début des années 1990 (+ Reyntjens, 1994, 32). Mais si le régime obtient de bons résultats en terme de performances économiques indiciaires (+ Reyntjens, 1994, 35), la redistribution de la richesse créée laisse à l’écart la grande majorité de la paysannerie (+Bezy, 1990, 28). Dans les campagnes, une nouvelle élite constituée d’enseignants, d’infirmiers, de fonctionnaires communaux, bénéficie de la pénétration accrue de l’Etat dans les campagnes et des salaires dégagés par l’installation de projets de développement (+de Lame, 1996, 148- 162). Le comportement de ces élites se modifie et les éloigne progressivement des paysans : l’argent est accumulé, ou réinvesti à Kigali. Le décret du 4 mars 1976 autorise tout agent de l’Etat à participer sans restriction aux entreprises de production (++ de Lame, 1996, 181 ; Reyntjens, 1994, 32). De nouvelles références, de nouveaux comportements apparaissent, ceux d’une classe sociale naissante qui laisse se tarir les canaux de redistribution et provoque dans les campagnes une nette polarisation sociale. Chez les paysans, le mot « riche » (umukire ) est devenu une insulte (+ de Lame, 1996, 182) Le Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement (MRND), parti unique créé en 1975 se confond entièrement avec les structures de l’Etat (+ Guichaoua, 1989, 145). Dès 1973, les bourgmestres sont nommés par le Président de la République (+ Munyarugerero, 2003, 150), ce qui annule la relative autonomie du pouvoir local et l’intègre dans une structure pyramidale qui remonte jusqu’à Juvénal Habyarimana. Le territoire est complètement quadrillé, divisé en préfectures, communes, secteurs et cellules. Toutes les semaines, les paysans doivent participer aux travaux collectifs umuganda censés répondre aux besoins de la commune. La propagande du régime, inspirée du modèle zaïrois, vante au cours de séances d’animation (chants et danses en l’honneur du MRND) l’action de son président, le travail de la terre et de la houe. Les slogans qui y sont récités vantent le développement (amajyambere les choses de l’avenir, + de Lame, 1996, 285) et nient toute formulation d’un clivage ethnique (ainsi le slogan « Hutu, Tutsi, Twa, sont des prénoms, Rwandais est notre nom de famille » + de Lame, 1996, 286). Pourtant, un système tacite de quotas réserve entre 85 et 90% des postes de l’administration aux hutus (+ Chrétien, 2003, 271). Dans les faits, le pouvoir est exercé par des élites issues du nord du pays, succèdant à l’orientation ‘sudiste’ de la première république (+ Chrétien, 2003, 269). Un tiers des 85 postes les plus importants de l’Etat échoient à des personnes originaires de la préfecture de Gisenyi (+ Reyntjens, 1994, 33). Après dix ans d’embellie économique, le pouvoir est déstabilisé par la crise et le favoritisme régional. La rivalité pour les postes et les luttes d’influence se durcit et les comportements et strcutures de type mafieux se multiplient. L’un des pôles de l’exercice du pouvoir, regroupé autour d’Agathe Kanziga, épouse de Juvénal Habyarimana et de ses frères et surnommé l’Akazu (voir infra) est à l’origine de l’assassinat du Colonel Stanislas Mayuya en avril 1988, considéré comme le dauphin du président de la République (+Prunier, 1999, 109). Parallèlement, un mouvement politique dont le noyau se situe en Ouganda dans les camps situés à proximité de la frontière rwandaise, naît au sein des réfugiés de 1959, 1963 et 1973. Depuis 1959, plus de 600 000 personnes ont fuit le Rwanda (+ Reyntjens, 1994, 25). Plusieurs de ses cadres participent à la prise du pouvoir de Yoweri Museveni en Ouganda en 1986 : sur les 14 000 combattants de la National Resistance Army qui conquiert Kampala le 26 janvier 1986, 3000 sont des réfugiés rwandais (+ Prunier, 1999, 92). Rebaptisé Front Patriotique Rwandais en 1988, ce mouvement réclame le retour des réfugiés au Rwanda mais se heurte au refus persistant de Juvénal Habyarimana.

 

L’attentat (6 avril 1994)

(6 avril) : A 20h22, le Falcon Mystère présidentiel transportant Juvénal Habyarimana, le Président du Burundi Cyprien Ntaryamira, les ministres burundais Bernard Ciza et Cyriaque Simbizi, le général- major Déogratias Nsabimana, chef d’Etat Major des FAR, le Major Thadée Bagaragaza, Juvénal Renzaho, conseiller du président, le docteur Emmanuel Akingeneye, médecin personnel d’Habyarimana mais aussi le Colonel Elie Sagatwa, membre éminent de l’Akazu, chef officieux de la Garde présidentielle et beau frère de Juvénal Habyarimana est abattu peu avant son atterrissage à Kigali. Les douze passagers, dont 3 membres d’équipage français (le pilote Jacky Héraud, le co- pilote Jean- Pierre Minoberry et le navigateur Jean- Michel Perrine) sont tués (++Reyntjens, 1995, 21 ; Eltringham, 2004, 111). Plusieurs hyptohèses ont été émises quant à l’identité des auteurs de l’attentat : - Des éléments radicaux du régime de Juvénal Habyarimana et de l’armée, aidés ou non par des militaires francais (+ Reyntjens, 1995, 20- 32) - Une tentative de coup d’Etat démocratique, menée par les factions non- Power de l’opposition intérieure au MRND soutenue ou non par le FPR (+ Reyntjens, 1995, 33- 38) - Le FPR, soutenu ou non par des militaires belges (+Reytjens, 1995, 38- 44)

A 21 heures, une réunion se tient à l’Etat- Major de l’armée rwandaise, regroupant les principaux officiers, dirigée par Théoneste Bagosora (directeur de cabinet au ministère de la Défense), que rejoint le général Dallaire vers 22 heures. Pendant cette réunion, s’il s’affirme comme l’homme fort de la crise en cours, Théoneste Bagosora ne parvient pas à faire transférer le pouvoir à l’armée, ni à faire nommer un de ses proches à la tête de l’Etat major (++ Braud, 2005, 443 ; Reyntjens, 1995, 52- 53). Le poste échoit au Colonel Marcel Gatsinzi, personnalité isolée sur le plan institutionnel et absente de Kigali. Immédiatement après l’attentat, des tirs sporadiques éclatent dans le camp militaire voisin de Kanombe. Les habitants de la colline de Masaka, lieu d’où les missiles ont été tirés, sont abattus (+HRW, 1999, 215- 217). Les responsables du MRND et leurs familles sont évacués dans un camp militaire. Faustin Twagiramungu est évacué au quartier général de la MINUAR. De nombreux membres de la mouvance présidentielle, ainsi que certaines personnalités de l’opposition vont se réfugier à l’ambassade de France (++HRW, 1999, 220- 221 ; Reyntjens, 1995, 63) Des barrages sont établis à Kigali dans l’heure qui suit l’attentat, des patrouilles Interahamwe circulent dans la ville bouclée par l’armée (++HRW, 1999, 221 ; Guichaoua, 1995, 523).

 

Les massacres d’avril à juillet 1994

Les massacres qui débutent la nuit du 6 avril 1994 durent jusqu’à la mi- juillet soit une centaine de jours (+Strauss, 2006, 1), lorsque le FPR contrôle l’ensemble du territoire rwandais. On ne connaîtra jamais le nombre des victimes, qui a fait l’objet de plusieurs estimations. Avec le temps, celles- ci se sont toutefois stabilisées : on estime qu’ au moins 500 000 tutsis (+HRW, 1999, 5) et 10 000 hutus (+ Strauss, 2006, 51) ont été assassinés. Par ailleurs diverses violences et tortures sont devenues quotidiennes au cours de cette période. S’il est contesté, le chiffre de 250 000 viols a été avancé (+Strauss, 2006, 52). Enfin, la reprise de la guerre et l’avancée du front ont provoqué l’exode de deux millions de civils principalement hutu, au Zaïre et en Tanzanie (+Strauss, 2006, 50). Le massacre systématique des civils tutsis rwandais (on estime que 75% d’entre eux ont été tués - + Strauss, 2006, 41) a été reconnu comme génocide par les Nations- Unies le 27 mai 1994. La campagne d’assassinats a été préparée, mais son organisation a été souple et n’a pas suivi les structures formelles de l’Etat (+HRW, 1999, 261). Elle a reposé sur trois pilliers essentiels : l’armée et la gendarmerie, les partis politiques et leurs milices et enfin l’administration nationale et locale.

- L’armée et la gendarmerie : au centre du dispositif organisant les massacres, le colonel Théoneste Bagosora, ancien directeur de cabinet du ministre de la Défense, a mis au point le « programme d’autodéfense civile », c’est- à- dire la distribution d’armes à une partie de la population, son entraînement au tir et au combat par la police communale et l’organisation de patrouilles, à partir de février 1993 (+HRW, 1999, 128- 132). N’étant pas assez influent pour assumer à lui seul la direction du pays et prendre la place deJuvénal HabyarimanaThéoneste Bagosora n’en demeure pas moins le protagoniste essentiel de la crise politique provoquée par l’attentat. Des militaires de premier plan comme le général Augustin Bizimungu, nommé chef d’Etat Major le 16 avril à la suite de Marcel Gatsinzi, le colonel Tharcisse Renzaho (préfet de Kigali) ou le lieutenant- colonel Anatole Nsengiyumva ont également participé à la mise en place des massacres (+HRW, 1999, 263). Sur les collines, à l’autre bout de l’échelle, en menant les bandes de civils à l’attaque, ou en distribuant des armes à la population, des militaires, souvent en retraite, aidés de la gendarmerie ont permi l’accomplissement quotidien des massacres (+HRW, 1999, 262- 266).

- Les partis politiques et les milices : la crise politique qui suit la mort de Juvénal Habyarimana, l’élimination de l’opposition et les massacres de tutsis consacrent la victoire des branches « power » de chaque parti politique. Aussi les responsables de partis comme Mathieu Ngirumpatse pour le MRND, ou Donat Murego du MDR participent- ils aux conseils des ministres du gouvernement intérimaire, ou le représentent dans les enceintes internationales (+ HRW, 1999, 262). Dans les communes, les représentants des partis politiques distribuent des armes, organisent leurs propres rondes et prennent l’initiative des assassinats lrosque l’administration y est réticente. Les milices comptaient sur un effectif de 2000 hommes à Kigali et d’un peu moins dans le reste du pays à la veille du 6 avril. Elles recrutent toutefois beaucoup pendant les massacres et atteignent vite un effectif compris entre 20 000 et 30 000 membres (+HRW, 1999, 268). Les plus actives d’entre elles sont les Interahamwe (proche du MRND), lesImpuzamugambi (proche de la CDR) et sont rejointes le 12 avril par les Inkuba du MDR, suite à un discours de l’un des dirigeants du MDR Power Froduald Karamira (+HRW, 1999, 268- 269). De par leur nombre, les milices deviennent alors des forces supplétives de l’armée et sont déplacées d’une région à l’autre pour mettre en oeuvre les assassinats (+HRW, 1999, 270).

-  L’administration : dès leur nomination, le président de la République Théodore Sindikubwabo et le premier Ministre Jean Kambanda apparaissent comme des personnalités faibles et s’il participent à leur exécution, ne sont pas à l’origine des décisions relatives aux massacres (+HRW, 1999, 273). Le reste de l’administration du pays, à tous les échelons intègre la campagne d’assassinats au reste de ses activités. Certains ministres, comme Pauline Nyiramasuhuko à Butare, Eliezer Niyitegeka à Kibuye, ou Justin Mugenzi, président du PL Power, en organisant des tournées à l’intérieur du pays et y représentant le gouvernement viennent encourager la campagne. Les préfets sont un rouage essentiel de transmission des ordres émis par Kigali et en surveillent les résultats. Les bourgmestres enfin se chargent d’abord de la mobilisation des paysans : ils supervisent l’organisation de « l’autodéfense civile » pour leur commune, envoient les conseillers recruter les hommes de domicile à domicile, dressent des listes de personnes à abattre (+HRW, 1999, 275).

Cette participation des gens ordinaires aux massacres a permis leur extension et leur rythme : en moins de trois semaines l’ensemble du pays est touché par la campagne (+Strauss, 2006, 50). Surtout, à partir du moment où elle est déployée, la violence atteint une intensité similaire dans l’ensemble du pays (+Strauss, 2006, 59). Les bourgmestres rassemblent les tutsis dans les lieux publics (stades, églises…) et font intervenir l’armée et les milices pour les tuer. Les pièces d’identité sont contrôlées sur des barrières installées aux principaux croisements (la mention ethnique est toujours présente sur les cartes d’identité). Des bandes (ibitero ) vont de maison en maison tuer ceux qui sont restés chez eux. Des battues sont organisées dans les champs pour qu’aucun ne s’y cache. Les pillages mis à part, on estime qu’au total environ 200 000 personnes ont participé directement aux assassinats, armée et milices comprises (+Strauss, 2004, 95). Le déroulement de la campagne connaît plusieurs inflexions, parce qu’il est intimement lié à la prise et à la consolidation du pouvoir autour de la faction du colonel Bagosora. Les heures qui suivent l’attentat du 6 avril et la journée du 7, la plupart des assassinats visent les opposants au Hutu Power et à la faction Bagosora.

Celle- ci impose sa « légitimité » par l’assassinat de ses adversaires, l’usage de la violence réduisant les différentes options de transmission du pouvoir (+ Braud, 2005, 443) : le premier Ministre Agathe Uwilingiyimana, les deux candidats à la présidence de l’Assemblée Nationale de Transition, Félicien Ngango (PSD) et Landouald Ndasingwa (PL), le Président de la Cour Constitutionnelle Joseph Kavaruganda (+HRW, 1999, 225) sont assassinés, Faustin Twagiramungu, désigné comme premier Ministre par les accords d’Arusha, parvient à être évacué par la MINUAR (+Braud, 2005, 444).

Le 7 avril, les assassinats de tutsis commencent à Kigali, mais aussi dans les régions du pays où sont bien implantés les mouvements « power » (c’est- à- dire les préfectures de Gisenyi, Ruhengeri et Kigali Rural). Le 9, les massacres de tutsis deviennent systématiques à Kigali et se développent dans les préfectures de Byumba, Cyangugu, Gikongoro, Kibungo et Kibuye. Les préfectures de Gitarama et Butare ne sont atteintes qu’à partir des 14- 15 avril (+Strauss, 2006, 50/256). Les assassinats visent d’abord des cibles prioritaires : des listes de personnalités, aussi bien hutues que tutsies sont distribuées aux tueurs. A partir de la semaine du 11 avril, les autorités somment les tutsis de se rassembler dans des lieux publics, stades, ou édifices religieux : c’est le cas à l’Ecole Technique Officielle de Kigali, dans les stades de Kibuye et Cyangugu, dans les églises de Nyarubuye et Rukara en préfecture de Kibungo, à l’hôpital et à l’université de Butare, à la cathédrale de Nyundo à Gisenyi… (+HRW, 1999, 245- 246). Du fait de cette stratégie, la période qui s’étend du 11 avril au 1er mai est la plus meurtrière. Nommé le 8 et installé le 12 à Gitarama, le gouvernement intérimaire, au bord de la banqueroute, a besoin de l’aide internationale (+HRW, 1999, 331). Afin de rétablir sa réputation, il ordonne à partir de la dernière semaine d’avril que les massacres deviennent moins visibles et met en place à cette fin une campagne de « pacification » (+HRW, 1999, 331) : pendant que des représentants du gouvernements se rendent au Kenya, en Europe, en France et devant les Nations Unies (+HRW, 1999, 332- 333) des instructions sont données par les autorités administratives et à la radio pour que cessent les violences et que les cadavres soient retirés des routes (+HRW, 1999, 334- 339). Toutefois les meurtres continuent : des groupes armés viennent chaque jour prélever des groupes de tutsis dans les églises de Kigali et vont les exécuter dans des endroits isolés (+HRW, 1999, 331). Si elle se veut discrète, le violence ne s’en prolonge pas moins jusqu’à la mi- juillet. Au lendemain de l’attentat, le 7 avril, le FPR reprend l’offensive, attaque par deux axes du Nord vers le Sud et le Sud Est, en direction de Kigali (où plus de 600 de ses hommes sont stationnés depuis décembre) et Byumba.

Celle- ci est prise le 21 avril (+Guichaoua, 1995, 526). Le 1er mai, le FPR contrôle la frontière tanzanienne (+Guichaoua, 1995, 528). Le 4 débute la bataille pour Kigali qui dure jusqu’au 4 juillet. Hormis leur résistance à Kigali, les FAR, qui sont mobilisées pour les massacres et ne bénéficient plus du soutien militaire actif de la France s’effondrent. Le FPR encercle Ruhengeri le 6 mai, prend Nyanza (préfecture de Butare) le 29, Gitarama le 13 juin et Gisenyi le 17 juillet (+Guichaoua, 1995, 532). Pendant toute la durée de cette offensive le FPR arbitre en faveur de la réalisation de ses objectifs militaires au détriment de la sauvegarde des personnes menacées (+Kuperman, 2004, 78).

 

Acronymes :

CDR : Coalition pour la Défense de la République

CND : Conseil National de Développement

ESM : Ecole Supérieure Militaire

ETO : Ecole Technique Officielle

FAR : Forces Armées Rwandaises

FPR : Front Patriotique Rwandais

MDR : Mouvement Démocratique Républicain

MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda

MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement

MRNDD : Mouvement Républicain National pour le Développement et la Démocratie

PL : Parti Libéral

PDC : Parti Démocrate Chrétien

PSD : Parti Social Démocrate

REP : Régiment Etranger de Parachutistes

RTLM : Radio- Télévision Libre des Mille collines

TPIR : Tribunal International pour le Rwanda

Emmanuel Viret, Chronologie du Rwanda (1867- 1994), Encyclopédie en ligne des violences de masse, [en ligne], publié le 8 mars 2010, consulté le 5 mai 2013, URL : http://www.massviolence.org/Chronologie-du-Rwanda-1867-1994, ISSN 1961-9898

 

SOURCE:MASSVIOLENCE.ORG



05/05/2013
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