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LE SACRIFICE DE LA REINE POKOU

Le sacrifice de la reine Pokou

Abla Pokou est la nièce de l’empereur Osei Tutu de la confédération Ashanti du Ghana. L’empereur Tutu, grand bâtisseur, imprima un remarquable essor à l’empire et fit de la riche région de Koumassi une capitale dont on racontait que les rues étaient pavées de lingots d’or. Après sa mort vers 1720, son neveu utérin, Opokou Ware, frère aîné de Pokou, maintint tant bien que mal la cohésion du pays. Mais trente ans plus tard, en 1749, la disparition de ce dernier provoqua une querelle de succession entre son jeune frère, héritier désigné, et un de ses oncles, qui mit le pays à feu et à sang. 

pokou

Lorsque le prince Dakon fut assassiné, Pokou, atterrée par la lutte fratricide qui déchirait Koumassi, comprit aussitôt quel sort attendait le clan de son malheureux frère. Les maisons incendiées, les champs saccagés, les troupeaux dérobés, les biens pillés, lui indiquèrent qu’il ne restait plus que l’exil pour éviter une tragédie. Elle avait déjà vu trop de carnages dans ce royaume tourmenté ! Rivalités, insurrections, vengeances, châtiments, exode : des familles entières payaient impitoyablement de leur vie l’ambition d’un fils ou la déchéance d’un père. 

Réunissant en secret les chefs de familles nobles et vassales les plus dévouées à son clan, elle leur fit part de son plan. Ils acceptèrent de se ranger sous son autorité. Dès que l’ombre de la nuit s’étendit sur la ville, ils quittèrent discrètement leurs quartiers pour une plantation éloignée et la colonne qui comptait une bonne centaine d’hommes, de femmes et d’enfants ainsi que des serviteurs et une escouade de fidèles soldats, s’ébranla en direction du Nord-ouest, sous la conduite de la princesse. 

Ployant sous des ballots de vivres et de trésors ancestraux, les fugitifs entamèrent une longue marche vers l’inconnu. Hébétés par des nuits sans sommeil, ils avançaient à perdre haleine dans la brousse, pétrissant de leurs pieds nus un humus épais et répugnant qui leur emprisonnait les chevilles. Á peine se reposaient–ils dans un campement de fortune pour traquer quelque gibier. A peine prenaient-ils le temps d’enterrer leurs morts – des vieillards terrassés par l’épuisement, des enfants déchiquetés par les fauves rodant dans leur sillage, de courageux marcheurs fauchés par des fièvres délirantes. Ils devaient repartir, talonnés par les troupes que le nouveau roi de Koumassi avait lancées à leurs trousses. En tête de cortège, Pokou haranguait les siens, les exhortant à lutter contre la peur et le découragement.

Ils arrivèrent enfin devant un fleuve mugissant qui les glaça d’effroi. La Comoé formait une barrière naturelle entre le berceau de leurs ancêtres Ashanti et une nouvelle terre : la Côte d’Ivoire qui s’offrait comme une promesse de liberté. Mais le fleuve, gonflé par les récentes pluies de l’hivernage, était impraticable. Sous la violence des courants, les pirogues de pêcheurs amarrés à des troncs se brisaient comme des fétus de paille. Des cases avaient même été aspirées par les flots bouillonnants, semant la désolation dans les villages alentours. Toute traversée à gué était impossible. Or l’ennemi approchait, annoncé par les tam-tams parleurs. 

Sur la berge, des caïmans se reposaient, gueules ouvertes au soleil. Au bord de l’eau s’ébattait bruyamment un groupe d’hippopotames soufflant de volumineux jets d’eau. Dominant par à-coups les bruits de la forêt, les cris perçants des charognards, en faction sur la cime des arbres, pénétraient les marcheurs jusqu’à la moelle des os. Pokou s’avança au bord du fleuve en furie qui charriait d’immenses troncs d’arbres dans un bruit d’enfer et, se tournant vers son devin, gardien des traditions sacrées, lui ordonna de consulter les oracles. « Dis-nous ce que demande le génie du fleuve pour nous laisser passer. Veut-il des noix de cola ? Un sacrifice de cent poulets ? De Trente bœufs ? » 

Le vieil homme hocha la tête, s’accroupit devant le précieux canari de terre cuite où reposaient les mânes des ancêtres et ferma les yeux en signe de recueillement. Un silence total troublé par les sinistres échos de la nature avait saisi les rangs compacts qui faisaient corps autour de la princesse, comme pour lui exprimer qu’elle représentait leur ultime rempart. L’angoisse leur tenaillait les tripes. Chaque minute les rapprochait des fusils et des lances empoisonnées de leurs poursuivants. Personne n’osait prononcer un mot. Gare à celui qui oserait troubler le dialogue secret engagé entre l’homme de foi et les forces occultes ! 

La voix du sorcier s’éleva enfin, empreinte d’une gravité inhabituelle. « Reine, le génie de ce fleuve est irrité. Il ne s’apaisera que lorsque nous lui aurons donné en offrande ce que nous avons de plus cher». Ainsi avait-il interprété la réponse des ancêtres. Les femmes dénouèrent aussitôt les pagnes contenant les parures d’or et d’ivoire des fameux bijoutiers ashantis. Les hommes déverrouillèrent les coffres de bois sculpté qui recelaient des trésors inaliénables. Mais le sorcier secoua la tête avec dénégation et repoussa ces offrandes du pied. « Non ! Ce que nous avons de plus cher», clama-t-il, ce sont nos fils ! »Les mères frémirent. 

Pourtant les femmes ashantis savaient qu’en certaines circonstances les dieux pouvaient exiger la mort d’un enfant. De l’éducation et des valeurs transmises par leurs mères et leurs grands-mères, elles avaient toutes appris qu’il n’était permis ni de se révolter ni de pleurer l’enfant sacrificiel, sous peine de voir la colère des dieux s’abattre sur la tribu entière. Lorsque les esprits des ancêtres parlaient par la bouche du sorcier, quel recours restait-il aux mortels ? 

 

Pokou monta sur un rocher qui faisait promontoire et cria : « Peuple de Koumassi, qui d’entre vous donnera un fils pour le salut de tous ? ». Les visages restèrent figés, les bouches muettes, chacun étreignant ses enfants de ses bras, les mères dissimulant hâtivement leurs bambins sous deux épaisseurs de pagnes Kita. La princesse promena lentement son regard sur les malheureux qui l’entouraient, comme pour provoquer un sursaut parmi ces fiers chefs de clans, ces géniteurs de longues lignées de fils, qui lui avaient confié leur sort. Elle implorait des yeux, allant de l’un à l’autre, espérant qu’un chef de famille se dévouerait pour donner ne serait-ce que le plus chétif de ses enfant, un de ceux qui ne tiendraient sans doute pas jusqu’au bout de leur hasardeux voyage. Pourtant pas un volontaire ne se désigna dans la foule pétrifiée.

 

Alors elle avança au bord du fleuve et détacha l’enfant que portait au dos la jeune servante qui l’accompagnait. « Kouakou, mon unique enfant ! J’ai compris qu’il faut que je donne mon fils pour la survie de cette tribu. C’est à cause de ma famille qu’ils ont été obligés de fuir. Une reine n’est-elle jamais que reine et non femme ni mère ! » 

Son esprit s’attarda un instant sur ces longues années d’accablement durant lesquelles son ventre était resté vide ; ces compagnons dont il avait fallu se séparer parce que leur semence ne l’avait pas rendue fertile ; les humiliations ressenties quand s’élevaient à son approche des murmures réprobateurs évoquant la probable malédiction liée à sa stérilité. Petite-nièce favorite du plus célèbre des rois ashantis, c’est de son sang que devait naître, selon la tradition, l’hériter du trône. Mais hélas, l’honneur d’enfanter un futur roi ne lui avait pas été accordé. Au fil des ans, son cœur s’était desséché sous le poids de l’amertume, au point que ses anciennes compagnes n’osaient même plus venir lui présenter leurs nourrissons. 

Et, c’est dans la quarantaine, au moment où les femmes de sa génération devenaient grands-mères, que le miracle s’était accompli. Sa dernière union avait enfin porté un fruit. Celui de Assoué Tano, le jeune guerrier venu la délivrer des griffes du roi du Sefwi voisin qui l’avait prise en otage après une attaque sur Koumassi. Cet enfant tendrement chéri accueilli en don du ciel, c’était comme une sève vivifiante pour son corps vieillissant. Il fut aussi son seul réconfort lorsque, victime de cette tragique guerre de succession qui devait la jeter sur les routes de l’exil, son époux paya de sa vie son inopportune alliance avec la royauté en disgrâce. Et maintenant que lui restait-il ? Ces gens qui attendaient tout d’elle ? Pitié ! Ce petit être gazouillant n’avait pas trois ans. Pitié ! Une imploration intérieure que personne n’entendit. Pas plus qu’on ne vit sur son visage l’expression d’indicible douleur qui lui fracassait le cœur… N’ont-ils donc aucune compassion, pour exiger d’une malheureuse veuve qu’elle sacrifie son unique enfant ?

Repoussant doucement la jeune servante en pleurs qui s’accrochait à l’enfant, la princesse éleva son fils au-dessus d’elle comme pour le contempler une dernière fois. 

Elle le fit glisser contre sa poitrine qui n’était pas encore tarie, le couvrit des quelques bijoux étalés ça et là, caressa de ses doigts les plis du petit cou potelé, glissa tendrement sa main sur les bras et les petites jambes vigoureuses puis, détournant brusquement la tête, elle le posa brutalement entre les bras du sorcier qui, par respect, n’avait pas osé interrompre ce poignant moment d’amour.


Elle ne se retourna pas davantage lorsque ce dernier, après de rapides libations sur le corps de l’enfant et quelques prières à la gloire des ancêtres, monta sur le promontoire et précipita le bébé dans les flots, sous une immense clameur de contrition.

 

Les bruits de la forêt se firent soudain moins inquiétants. Comme par enchantement, les eaux de la Comoé s’apaisèrent et quelques instants plus tard la colonne de l’exode put passer ! Par quel miracle ? On ne sait trop. Selon certaines traditions orales, un immense fromager situé sur la rive opposée du fleuve avait courbé son tronc entre les deux berges pour offrir un pont aux gens de Pokou. Lorsque le dernier des exilés eut enfin gagné l’autre rive, on dit que le fromager se redressa d’un coup et que le fleuve reprit son bouillonnement furieux, stoppant la course des poursuivants ébahis. 

 

Désignant leur nouvelle terre, les dignitaires demandèrent à Pokou de baptiser son nouveau royaume. Et celle-ci ne put que murmurer dans un sanglot : « Ba ou li », c’est-à-dire : « L’enfant est mort. » En hommage à son geste héroïque, les chefs de clans convinrent alors de rebaptiser leur ethnie du nom de Baoulé.

 

Par : African History-Histoire Africaine

Source : Reines et Héroïnes d’Afrique, Sylvia Serbin, cité par Grioo.com

 



15/09/2013
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