AMMAFRICA WORLD

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LEOPOLD SEDAR SENGHOR:MEMOIRE

Léopold Sédar SENGHOR (1906-2001)

Élu en 1983 au fauteuil 16

Grand-croix de la Légion d'honneur
Grand-croix de l'ordre du Lion du Sénégal
Grand-croix de l'ordre national du Mérite
Commandeur des Palmes académiques
Commandeur des Arts et des Lettres
Médaille de la Reconnaissance franco-alliée 1939-1945
Croix de combattant 1939-1945
Titulaire de nombreuses décorations étrangères


Prédécesseur : Antoine de LÉVIS MIREPOIX 
Successeur : Valéry GISCARD d’ESTAING

 

 

Chef d'État, homme politique, poète, essayisteBiographie

 

Né à Joal, au Sénégal, le 9 octobre 1906, Léopold Sédar Senghor fait ses études à la mission catholique de Ngasobil, au collège Libermann et au cours d'enseignement secondaire de Dakar, puis, à Paris, au lycée Louis-le-Grand et à la Sorbonne. Il est reçu à l'agrégation de grammaire en 1935. 
Tout en enseignant les lettres et la grammaire au lycée Descartes à Tours (1935-1938), il suit les cours de linguistique négro-africaine de Lilias Homburger à l'École pratique des hautes études et ceux de Paul Rivet, de Marcel Mauss et de Marcel Cohen à l'Institut d'ethnologie de Paris. Nommé professeur au lycée Marcellin Berthelot de Saint-Maur-des-Fossés en 1938, il est mobilisé en 1939 et fait prisonnier en juin 1940. Réformé pour maladie en janvier 1942, il participe à la Résistance dans le Front national universitaire. De 1944 jusqu'à l'indépendance du Sénégal, il occupe la chaire de langues et civilisation négro-africaines à l'École nationale de la France d'outre-mer. 


L'année 1945 marque le début de sa carrière politique. Élu député du Sénégal, il est, par la suite, constamment réélu (1946, 1951, 1956). Membre de l'assemblée consultative du Conseil de l'Europe, il est, en outre, plusieurs fois délégué de la France à la conférence de l'UNESCO et à l'assemblée générale de l'ONU. Secrétaire d'État à la présidence du Conseil (cabinet Edgar Faure : 23 février 1955 - 24 janvier 1956), il devient maire de Thiès au Sénégal, en novembre 1956. Ministre-conseiller du gouvernement de la République française en juillet 1959, il est élu premier Président de la République du Sénégal, le 5 septembre 1960. Ses activités culturelles sont constantes : en 1966, se tient, à Dakar, le 1er Festival mondial des arts nègres. Réélu Président de la République en 1963, 1968, 1973, 1978, il se démet de ses fonctions le 31 décembre 1980. 
Léopold Sédar Senghor est médaille d'or de la langue française ; grand prix international de poésie de la Société des poètes et artistes de France et de langue française (1963) ; médaille d'or du mérite poétique du prix international Dag Hammarskjoeld (1965) ; grand prix littéraire international Rouge et Vert (1966) ; prix de la Paix des libraires allemands (1968) ; prix littéraire de l'Académie internationale des arts et lettres de Rome (1969) ; grand prix international de poésie de la Biennale de Knokke-le-Zoute (1970) ; prix Guillaume Apollinaire (1974) ; prince en poésie 1977, décerné par l'association littéraire française L'Amitié par le livre ; prix Cino del Duca (1978) ; prix international du livre, attribué par le Comité international du livre (Communauté mondiale du livre, UNESCO, 1979) ; Prix pour ses activités culturelles en Afrique et ses œuvres pour la paix, décerné par le président Sadate (1980) ; médaille d'or de la CISAC (Confédération internationale des sociétés d'auteurs et compositeurs) ; premier prix mondial Aasan ; prix Alfred de Vigny (1981) ; prix Athénaï, à Athènes (1985) ; prix international du Lion d'or, à Venise (1986) ; prix Louise Michel, à Paris (1986) ; prix du Mont-Saint-Michel, aux Rencontres poétiques de Bretagne (1986) ; prix Intercultura, à Rome (1987). 


Il est docteur honoris causa de trente-sept universités, dont Paris-Sorbonne, Strasbourg, Louvain, Bordeaux, Harvard, Ifé, Oxford, Vienne, Montréal, Francfort, Yale, Meiji, Nancy, Bahia et Evora. 


Il est membre correspondant de l'Académie bavaroise (1961) ; membre associé (étranger) de l'Académie des sciences morales et politiques (1969) ; membre (étranger) de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux ; membre (étranger) de l'Académie des sciences d'outre-mer (1971) ; membre (étranger) de The Black Academy of Arts and Letters (1973) ; membre (étranger) de l'Académie Mallarmé (1976) ; membre (étranger) de l'Académie du royaume du Maroc (1980). 


Il est élu à l'Académie française, le 2 juin 1983, au fauteuil du duc de Lévis-Mirepoix (16e fauteuil). 
Mort le 20 décembre 2001.

 

 

Œuvres de Léopold Sédar SENGHOR
 
1945 Chants d’ombre, poèmes  (Le Seuil)
1947 Les plus beaux écrits de l’Union française (en collaboration)  (La Colombe)
1948 Hosties noires, poèmes  (Le Seuil)
1948 Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, précédée de Orphée noir par Jean-Paul Sartre  (PUF)
1949 Chants pour Naëtt  (Le Seuil)
1953 La Belle Histoire de Leuk-le-Lièvre (en collaboration)  (Hachette)
1956 Ethiopiques  (Le Seuil)
1961 Nocturnes, poèmes  (Le Seuil)
1962 Pierre Teilhard de Chardin et la Politique africaine  (Le Seuil)
1964 Liberté 1 : Négritude et Humanisme, discours, conférences  (Le Seuil)
1971 Liberté 2 : Nation et Voie africaine du Socialisme, discours, conférences  (Le Seuil)
1973 Lettres d’hivernage, poèmes  (Le Seuil)
1977 Liberté 3 : Négritude et Civilisation de l’Universel, discours, conférences  (Le Seuil)
1979 Élégies majeures, poèmes  (Le Seuil)
1980 La Poésie de l’action, dialogue  (Stock)
1983 Liberté 4 : Socialisme et Planification, discours, conférences  (Le Seuil)
1986 Black Ladies, photos Ommer Uwe  (Jaguar)
1988 Ce que je crois : Négritude, francité, et civilisation de l’universel  (Grasset)
1990 Œuvre poétique  (Le Seuil)
1992 Liberté 5 : Le dialogue des cultures  (Le Seuil)

 

 

 

Discours et travaux académiques 
de Léopold Sédar SENGHOR
  • Discours de réception à l’Académie des sciences morales et politiques, et réponse de M. Edmond Giscard d’Estaing,16 décembre 1969.
  • L’Eurafrique et la Politique de l’échange, communication à l’Académie des sciences morales et politiques,30 octobre 1973.
  • La Culture africaine, communication à l’Académie des sciences morales et politiques, 26 septembre 1983.
  • Discours de réception et réponse de M. Edgar Faure, 29 mars 1984.
  • Discours prononcé pour la réception de l’Académie du Royaume du Maroc, 11 juin 1987.
  • Discours prononcé pour le cinquantième anniversaire de la Faculté des lettres de l’Université Laval, à Québec, 5 septembre 1987.
  • L’enseignement du français. Discours prononcé à la séance publique annuelle des Cinq Académies,25 octobre 1988.
  • Discours prononcé lors de la séance solennelle d’ouverture de la session de l’Académie du Royaume du Maroc, à l’UNESCO, à Paris, 5 juin 1989.
  • La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, Académie du Royaume du Maroc, Madrid,11 décembre 1989.
  • Forum culturel afro-arabe d’Asilah, sur l’œuvre politique et culturelle de Léopold Sédar Senghor, 13 août 1990.
  • L’Égypte-Mère, discours prononcé lors de la séance solennelle d’ouverture de l’inauguration de l’Université internationale de Langue française au service du développement africain, à Alexandrie d’Égypte, 4 novembre 1990.

 

 

 Réception de M. Léopold Sédar Senghor

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 29 mars 1984

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

 

     M. Léopold Sédar Senghor, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. le duc de Lévis Mirepoix, y est venu prendre séance le jeudi 29 mars 1984, et a prononcé le discours qui suit :

          essieurs,

     Comme nombre de faits sociaux, les événements de Mai 1968 ont bouleversé, par-delà l’Université, la société française elle-même. En effet, ils allaient mettre en cause l’idée et, partant, la mission de l’Histoire. C’est que Mai 1968 a eu, dans l’Université, des conséquences d’abord négatives, mais qui, parce que telles, allaient provoquer des réactions vigoureuses, et fécondes en définitive.

     Dès 1930, en effet, les historiens avaient commencé de critiquer l’Histoire telle qu’on l’avait enseignée sous la Troisième République. C’était, alors, un condensé, parfois pittoresque, de faits politiques et militaires, rigoureusement datés. Après Mai 1968, on adopta une autre Histoire : non pas intégrée, mais lacérée en thèmes et insérée dans un ensemble qu’on voulait « social ». On avait voulu s’évader d’un « pointillisme chronologique » ; on lui a substitué un « thématisme » où l’on sent un relent positiviste.

     Les dégâts furent considérables, dont le moindre ne fut pas l’ignorance, croissante, du passé national où était la jeunesse française. C’est contre ce déracinement culturel que, dès 1979, réagit l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie. D’où la création, en 1982, de la « Mission » sur l’enseignement de l’Histoire, qui a abouti, l’an dernier, au rapport Girault.

     Parmi ceux qui réagirent le plus vigoureusement contre la conception thématique de l’Histoire, figurait le duc de Lévis Mirepoix. Celui-ci lui opposait la vision globale, qui doit caractériser chaque époque, chaque continent, chaque peuple. Il s’agit d’une histoire intégrale, dans l’esprit de ce que j’appellerai la Révolution de 1889.

     C’est en m’attachant à définir, sur le vif de son œuvre, la méthode de l’historien et le grand talent de l’écrivain que je pourrai le mieux, Messieurs, m’acquitter de mon devoir de reconnaissance envers vous. C’est le sens que je donne au très grand honneur que me fait le Président François Mitterrand, protecteur de l’Académie, en assistant à cette cérémonie. Auparavant, je voudrais parler d’Antoine de Lévis Mirepoix.

     La famille du duc de Lévis Mirepoix a été, dès le XIIIe siècle, intimement mêlée à l’histoire de la nation française. En 1209, Guy de Lévis Mirepoix quitta son Ile de France pour accompagner, dans le Midi, Simon de Monfort, parti en croisade contre les Albigeois.

     La longue lignée d’ancêtres tissée dans l’Histoire de France ne fut sans doute pas étrangère à la vocation de notre historien. Ses études classiques, terminées par une licence de philosophie en Sorbonne, la favorisèrent certainement. Du moins contribuèrent-elles à donner, à son Histoire de France – c’est le titre que je donnerai à l’ensemble de ses œuvres –, cette profondeur de vision qui la caractérise.

     Des quelque trente-deux ouvrages de notre auteur, je ne veux retenir que ceux qui se rapportent à l’Histoire de France. Je distinguerai, d’une part, les ouvrages généraux et, d’autre part, ceux ressuscitant de grandes figures qui ont marqué leur époque. Parmi les premiers, je citerai : La France féodale, La Monarchie française, La France de la Renaissance, Grandeur et Misère de L’INDIVIDUALISME français. Parmi les derniers, je me suis arrêté à Philippe Auguste, Philippe le Bel, François Ier, Henri IV et Robespierre.

     Derrière les événements ou, mieux, les faits, M. de Lévis Mirepoix entend nous suggérer une certaine idée de la France. Dans son cheminement à travers l’histoire de l’Hexagone, nous suivrons sa réalisation. En même temps, nous soulignerons, pour chaque époque, les traits caractéristiques, en évolution, de la civilisation française.

     Mais qu’est-ce que l’Histoire ? Paradoxalement, mais heureusement, son objet n’a pas changé depuis quelque 2 400 ans, depuis Hérodote. En effet, dans le préambule de ses « Histoires », celui-ci nous les présente comme « l’exposé » des résultats de ses « recherches », qu’il voudrait faire garder dans la mémoire des hommes. Ses recherches sur les « actions importantes et remarquables aussi », accomplies aussi bien par les Barbares que par les Grecs. C’est ainsi que je traduis erga mégala té kaï thômasta. Toute l’Histoire est là, dans cette première phrase. L’Histoire considérée comme une « science humaine », qui met l’accent sur les faits significatis.

     Pour revenir à notre auteur, si M. de Lévis Mirepoix a gardé, voire accentué le sens humaniste, appliqué à l’histoire de France, sa méthode et ses moyens sont du XXe siècle. Il s’agit d’une histoire scientifique, voire quantitative. Cependant, en réaction contre le positivisme attardé, notre historien s’est fait, encore une fois, une vision intégrale de l’humanité. C’est pourquoi il ne se fie pas à la seule raison discursive. La Révolution culturelle de 1889, marquée par l’Essai sur les Données immédiates de la Conscience d’Henri Bergson, lui a rappelé, en son temps, que les anciens Grecs, fondateurs de la raison albo-européenne, accordaient plus d’importance à l’intuition qu’à la discursion et autant à la sensibilité qu’à la volonté. D’où, au côté des causes matérielles, l’importance que M. de Lévis Mirepoix accorde aux causes psychologiques : à la psychologie des nations comme des individus. Cependant, cette psychologie des foules, il a pris soin, allant « de la Biologie à la Culture », de l’enraciner dans la géographie, l’ethnie – j’allais dire la « race » – et la civilisation.

     Armé de la conception que voilà, M. de Lévis Mirepoix s’est mis à la recherche des documents : des matériaux par excellence de l’Histoire. Peu d’historiens ont eu à ce point la conscience de la documentation. Comme le dit Henri Marrou dans son De la Connaissance historique, « l’histoire se fait avec des documents ». Nous ne pouvons, en effet, sans ces moyens, connaître le passé, ni surtout ses hommes.

     C’est là que se situe cette science auxiliaire de l’histoire, l’heuristique, qui consiste à découvrir les faits significatifs. Encore faut-il bien interpréter ceux-ci. Ici, en effet, il faut, autant que « l’esprit de géométrie », faire intervenir « l’esprit de finesse ». Le fait ainsi découvert, précise Marrou, il faut rechercher « tous ses tenants et aboutissants : ses causes, ses effets, sa signification, sa valeur (pour les acteurs, les contemporains... pour nous) ». C’est ce qui, par exemple, apparaît, dans la dialectique des causes et des effets, à propos de l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac.

     L’historien Antoine de Lévis Mirepoix a toujours pris soin de lire ses prédécesseurs, les historiens de la France, depuis Jean Froissart et Philippe de Commynes jusqu’à Jules Michelet, jusqu’à Albert Mathiez. Les historiens, mais aussi les historiographes, chroniqueurs et autres mémorialistes. Mais encore les archives nationales. Il descendait jusqu’aux « papiers de famille », en commençant par les siens, que sa famille a cédés, en « dation », à l’État et qui constituent plus de mille cartons et grands registres.

     Ainsi présentés l’esprit et la méthode de l’historien, je distinguerai : la France féodale, la France de la Renaissance et de Louis XIV, la France de la Révolution et des temps modernes.

     essieurs,

     Pour le duc de Lévis Mirepoix, la Nation française naît avec les Capétiens. Auparavant, c’étaient les « préliminaires de la France ». Ceux-ci débutent avec « l’héritage gallo-romain », très exactement avec la chute de l’Empire d’Occident. Mais, déjà, se dessinait, à travers la Gaule romaine, « l’Hexagone sacré » : un ensemble de paysages s’exprimant, tour à tour, par la grâce mélodieuse ou la force abrupte.

     C’est dans ce cadre, si original dans sa variété, que s’est développée l’ethnie, puis la nation française par métissages successifs, biologiques et culturels. Comme nous l’apprennent les plus grands biologistes d’aujourd’hui, dont Jean Bernard et Jacques Ruffié, toutes les nations créatrices sont faites de ce double métissage. Ici, les Romains se sont ajoutés au vieux fonds gaulois, et, aux Romains, les différents peuples germaniques. Je note, en passant, que des peuples pré-indo-européens avaient précédé « nos ancêtres les Gaulois », dont les Basques.

     À la spiritualité des Celtes, se greffa l’esprit de méthode et d’organisation des Latins. Quant aux Germains, leur sensibilité, profonde mais à réaction lente, apportera, à l’art français, ce lyrisme lucide qui distingue nombre d’écrivains et d’artistes du Nord, tandis que les troubadours et autres artistes du pays d’oc ne seront pas sans avoir emprunté quelque chose à l’héritage ibère, sinon ligure. Et le christianisme vint mûrir, en les spiritualisant au plus haut degré, les apports des différents peuples entrés dans l’Hexagone.

     J’aborderai la France féodale, avec le duc de Lévis Mirepoix, en commençant par Hugues. Prenant le pouvoir, celui-ci fit, « dès la première année de son règne », reconnaître et sacrer son fils Robert. Et c’est ce geste qui, en fondant le principe de l’hérédité, donnera, à la monarchie, la continuité dans la durée. Il s’agit, directe ou indirecte, d’une hérédité avec transmission du pouvoir royal « de mâle en mâle, par primogéniture ».

     « Parler d’anarchie féodale, écrit le duc de Lévis Mirepoix, c’est employer deux mots et deux idées qui ne peuvent aller ensemble ». Comme le dit son étymologie latine, la « féodalité » était une organisation politique et sociale, fondée sur un pacte, mieux, une alliance qui se définissait par « la réciprocité des services ». Grâce au christianisme, ces engagements s’appuyaient sur une force morale.

     La féodalité est née d’une réaction contre les violences et l’anarchie née des invasions germaniques. Alors, le meilleur refuge des habitants de la campagne était le donjon du chevalier : du noble, qui possédait un domaine à l’abri d’un château. Celui-ci, par contrat, en louait les terres à des paysans, qui les cultivaient contre des redevances de diverses sortes. À son tour, le seigneur rural s’engageait envers un seigneur d’un plus haut titre. Jusqu’au roi de France.

     La féodalité, comme système de services réciproques, nous précise M. de Lévis Mirepoix, est animée « par un même principe vital qui circule à travers le Moyen Âge comme le sang sous la peau : l’hérédité. À peu près tout est héréditaire dans la société civile... jusqu’au commerce et au métier ». Ce qui n’empêche pas l’élection d’intervenir quand il est question de l’administration et du fonctionnement des corps constitués : des États généraux et provinciaux, des communes, des villes franches, etc.

     Le grand dessein de La Monarchie française pendant le Moyen Âge sera, enracinée dans ces collectivités, de maintenir, en la développant, la réalité vivante de la France, d’en faire son grand œuvre. Et la République maintint le dessein. C’est la thèse d’Antoine de Lévis Mirepoix.

     Cette certaine idée de la France, dont notre historien poursuit la réalisation à travers un millier d’années, est la symbiose de deux vertus, complémentaires. C’est, d’une part, l’autorité de l’État, c’est-à-dire la capacité de se faire obéir ; ce sont, d’autre part, les libertés, qui, données aux collectivités et aux groupes, aux familles et aux personnes, leur permettent de s’épanouir.

     Dans le développement de ces libertés, deux souverains ont, au Moyen Âge, joué un rôle majeur : Louis IX, devenu Saint-Louis, et Philippe IV le Bel. Les « ordonnances de Beaucaire », signées par Saint-Louis, furent l’expression la plus significative de cette volonté royale. Il s’y est agi, essentiellement, de poser un principe général : celui de la consultation, régulière, par le roi des « seigneurs, clercs et magistrats des villes », qui, sous peine de nullité, votent les impôts. Au lieu de supprimer, simplement, la coutume féodale en coupant les racines de la nation française, Louis IX voulait y greffer ledroit romain en retenant les principes de rationalité humaniste qui, jusqu’à présent, font la valeur du droit français. Et Philippe le Bel, moins juge que légiste, continua l’œuvre de Louis IX.

     J’ai parlé des libertés données aux métiers. Notre historien y insiste. Et ce n’est pas hasard s’il établit un parallélisme entre la chevalerie et la corporation, celle-ci étant complétée par la confrérie. Il y avait, de l’autre côté, le principe, complémentaire, de la liberté dans l’association. Et l’historien de souligner que « la confrérie pratiquait le secours mutuel et la bienfaisance ». Surtout, il n’y avait pas encore de « classes » parce que pas de capitalisme. Les « états » étaient perméables l’un à l’autre, car, selon son travail et ses mérites, le bourgeois, voire le paysan pouvait accéder à la noblesse.

     Du domaine économique et social, nous passerons à la culture en rappelant ce qu’Antoine de Lévis Mirepoix appelle « la Renaissance des XIIe et XIIIe siècles ».

     Bien sûr, il y a eu la fondation des universités. Et, auparavant, l’édification, par le clergé, de tout un système d’éducation, correspondant aux enseignements primaire, secondaire et supérieur avec les « petites écoles », les « grandes écoles », enfin, les « collèges », dont Philippe Auguste groupera ceux de Paris pour en faire la première université.

     Ce qu’on enseignait ? C’était, d’abord, avec les lettres antiques, la philosophie scolastique. Quant à l’enseignement du latin, sous la forme d’une langue souple, mais rationnelle, c’était encore l’exercice qui formait le mieux l’esprit français. Et les sciences n’étaient pas oubliées, dont les mathématiques, l’alchimie, la médecine.

     Dans la France féodale, Antoine de Lévis Mirepoix nous introduit au premier monde des Lettres et des Arts qui mérite le titre de « français ». Cette littérature du Moyen Âge est significative, dont je ne retiendrai que la poésie. C’est la première expression d’une francité toute neuve, qui reflète la riche symbiose culturelle dont nous avons déjà parlé. La poésie du Nord est une poésie épique, née de la tradition orale des anciennes chansons de geste. Le génie, non pas germanique, mais celtique s’y révèle encore. Le héros y est, en effet, à la quête du Saint Graal, de l’Absolu divin plus que de l’amour humain. Avec le Midi, l’amour de sa dame l’emportait sur toute autre quête. D’un mot, la poésie de langue d’oïl était plus visionnaire et rythmée, tandis que celle d’oc était d’une beauté plus plastique, plus formelle.

     Après la littérature, la Cathédrale, qu’Antoine de Lévis Mirepoix nous présente comme le premier « aspect » de la civilisation du Moyen Âge. L’historien nous le rappelle, l’art roman, rationnel, mathématique, nous était venu de la civilisation gréco-romaine. L’art gothique est autre : par ses origines, non par son but, surtout par ses techniques, son style. L’art roman était caractérisé par le plein-cintre sur des murs solides, exactement calculés ; l’art gothique se définit par l’ogive ou arc brisé. Le but reste le même, qui est, par des formes plaisantes aux yeux et au cœur, de porter l’âme jusqu’au ciel. Il y a seulement que l’art gothique emploie les moyens poétiques des Celto-Germains, faits d’élégance légère, rêveuse. Les images de ses sculptures, mais, auparavant, ses formes sur les piliers, les chapiteaux, les voûtes, ne sont pas figées dans une symétrie quasi mathématiques ; elles sont entraînées dans un rythme fait de répétitions qui ne se répètent pas.

     Il reste que l’Histoire d’aujourd’hui, comme science humaine, ne peut se passer entièrement de « l’Histoire de Papa » : des faits politiques et militaires. D’autant moins que c’est la Guerre de Cent Ans qui termine le Moyen Âge, à laquelle M. de Lévis Mirepoix a consacré une monographie.

     Les Capétiens directs avaient voulu « marcher devant la France » pour opposer une « force d’attraction » à la « force centrifuge » des provinces et des villes. Mais la force centrifuge venait également de l’extérieur. Il s’agissait, ici, de faire coïncider les frontières avec les limites de l’Hexagone. C’est dans ce grand dessein qu’il faut situer les victoires de Bouvines et de Mons-en-Pévèle, des « victoires créatrices », comme dit M. de Lévis Mirepoix, dont la dernière opéra le « transport de la Flandre » dans le royaume.

     Précisément, le roi d’Angleterre Édouard III saisit le prétexte de « l’éternelle question de Flandre » pour réclamer, en 1337, la couronne de France. Dans le « tableau chronologique de la Guerre de Cent Ans », M. de Lévis Mirepoix compte nombre de grandes batailles. Si les Français ne gagnèrent que deux batailles, ce furent les dernières, et ils reconquirent la Normandie, puis la Guyenne.

     Cette guerre, interminable, aura été le plus grand effort d’unité et de continuité des rois de France. Et il se produisit le phénomène Jeanne d’Arc. Une jeune fille était née dans une marche du royaume : « dans un foyer paysan, libre sur son petit bien ». Et elle incarna le patriotisme français : la lucidité, le courage et la foi dans l’avenir de la nation comme en Dieu. Et elle remplit sa mission auprès du roi.

     La France sortait donc agrandie de ces épreuves, et la nation, fortifiée, mais non sans bouleversements économiques ni sociaux. Les fléaux simultanés de l’invasion, de la guerre civile, du brigandage, souligne notre historien, avaient désarticulé le système féodal. La remise en ordre du royaume amena d’importants « retournements ». Cependant, les mêmes causes ne produisant pas toujours les mêmes effets, la guerre, dans son ensemble, avait favorisé le retour à la prospérité, comme l’ont chanté les poètes de ce temps.

     Louis XI, un des grands Valois, allait jouer le double rôle de liquidateur de la Guerre de Cent Ans et de précurseur de la Renaissance. M. de Lévis Mirepoix nous le montre jouant au « jeu de bascule entre l’unité et les franchises », annexant la Bourgogne, l’Anjou, la Provence et le Maine. Dès lors, il pouvait courir « les aventures créatrices ».

     Loin de ruiner la France, les « chevauchées d’Italie » furent les levains actifs de la Renaissance. Les États italiens, nous dit l’historien, avaient, avec les sciences et les techniques, développé l’économie, puis, par surcroît, « l’expression de l’individu, particulièrement propice à la création artistique et littéraire ».

     Les États italiens, fatigués des interventions de l’empire germanique et du royaume d’Aragon, sans oublier l’Angleterre, avaient fini par appeler Louis XI. C’est pourquoi jusqu’à Henri IV, la politique extérieure des rois de France aura pour objectif majeur de briser la coalition des Trois Grands.

     Charles VIII commença par réunir les États généraux à Tours, en 1484, qui firent porter leurs revendications sur six chapitres, dont la diminution de la taille. Et celles-ci furent satisfaites par Charles VIII et son successeur. En même temps, le roi de France mit sur pied, explique M. de Lévis Mirepoix, « une des plus puissantes armées de l’époque ».

     Cela dit, Charles VIII et le duc d’Orléans, qui lui succèda sous le nom de Louis XII, ne remportèrent pas, en Italie, des succès définitifs. Cependant, M. de Lévis Mirepoix conclut ainsi : « Ni le commerce, ni l’agriculture n’avaient souffert des guerres d’Italie ».

     Monté sur le trône à vingt et un ans, et reprenant les prétentions de son prédécesseur sur le Milanais, François Iergagna la bataille de Marignan. Les conséquences en furent d’une grande importance, dont la paix de Fribourg et le Concordat de 1516.

     Mais voilà qu’en 1519, Charles monte sur le trône d’Allemagne sous le nom de Charles Quint, dont les États entourent la France. C’est précisément à rompre cet encerclement que le roi de France emploie ses brillantes qualités. Les résultats de ses campagnes sont contenus dans les traités de Madrid et de Cambrai, puis dans la paix de Crespy. La France renonçait à toutes ses prétentions en Italie, tandis que Charles Quint le faisait sur la Bourgogne.

     La politique intérieure des rois de France depuis Louis XI peut, selon notre historien, se résumer en un mot, laRenaissance. On définit généralement la Renaissance comme « un essor intellectuel provoqué... par le retour aux idées et à l’art antique gréco-latins ». C’est plus complexe.

     Antoine de Lévis Mirepoix nous présente la boussole et l’imprimerie comme les facteurs les plus actifs de la nouvelle civilisation. Allons plus loin. En littérature et en art, on est moins sensible aux idées qu’aux sentiments, à la vie intérieure qu’à son expression artistique, à la vérité qu’à la beauté. Et l’on nous montre un monde où le développement individuel l’emporte sur la solidarité sociale, le développement artistique et littéraire, sur la vie spirituelle.

     Quelle est, dans tout cela, l’action des rois de France ? François Ier fait mieux que ses prédécesseurs. Citant Michelet, Antoine de Lévis Mirepoix écrit : « Tous les princes de son temps honorèrent les penseurs et les artistes, mais François Ier les aima ». Il les fréquente, y compris les savants, en les aidant. Et il fonde le Collège de France.

     Quels furent les résultats ? Dans les lettres et les arts, je ne retiendrai, une fois de plus, que l’architecture et la poésie.

     Nous l’avons dit, le Quattrocento, renouant avec Rome plus qu’avec Athènes, voyait, dans l’architecture, un art scientifique. Les Valois firent adapter les emprunts au génie, complexe, du tempérament français. M. de Lévis Mirepoix le note, « les architectes français de la Renaissance opposaient, aux lourdes masses féodales », une architecture plus légère, ajourée, aérienne.

     Quant à la poésie de la Renaissance, il a fallu attendre la Révolution de 1889 et les symbolistes pour découvrir son authenticité. J’insisterai sur l’École lyonnaise. Antoine de Lévis Mirepoix a, au demeurant, souligné que le mouvement de l’École lyonnaise était « antérieur à la Pléiade », ce mouvement où florissaient des génies comme Maurice Scève et Louise Labé. Et ce n’est pas hasard si les poètes contemporains se reconnaissent en eux, qui ont incarné, avant la lettre, l’esthétique du XXe siècle, que je définis : « Un ensemble d’images analogiques, mélodieuses et rythmées ».

     Après la Renaissance, la Réforme, qui fut comme le remède de ses excès. C’est qu’à la fin du Moyen Âge, les mœurs s’étaient relâchées dans maints monastères. À quoi commencèrent de réagir beaucoup de consciences.

     On ne le dira jamais assez, les papes et les rois de France se conjuguèrent, d’abord, « pour sauver l’unité de la chrétienté et accomplir, à l’intérieur, la réforme de l’Église ». François Ier alla jusqu’à sauver la vie à des personnalités poursuivies, dont Calvin. Il fit mieux en signant l’édit de Tolérance.

     Le roi Henri Il continuera la politique de François Ier. Malgré une tentative d’assassinat sur sa personne, il sut raison garder. Après une série de batailles où, dans chaque camp, les défaites avaient équilibré les victoires, Charles Quint « abdiqua solennellement ses couronnes ». Et Henri II finit par redécouvrir la vocation de la France, qui est une « reconcentration » sur le pré carré. C’est le sens que donna le roi à la paix de Cateau-Cambrésis, signée en 1559. Metz, Toul et Verdun lui revenaient.

     Charles IX reprit le combat de l’unité. Parvenu à sa majorité, il profita de la clôture du concile de Trente pour signer, en 1568, la paix de Longjumeau, qui accordait la liberté de culte et que viendra renforcer, en 1570, la paix de Saint-Germain.

     Cependant, le roi, s’étant émancipé de sa mère, Catherine de Médicis, s’appuyait sur l’amiral de Coligny. C’est pourquoi elle fit tirer sur Coligny. Ce qui provoqua la nuit de la Saint-Barthélémy, le 24 août 1572. Le roi, conclut l’historien, « ne sortit de son hallucination sanglante que pour entrer dans un remords qui abrégea sa faible vie ».

     Henri III succéda à Charles IX. C’est lui qui signa l’édit de Beaulieu le 15 mai 1576, où « la Saint-Barthélémy était publiquement désavouée ». Il y ajouta la paix de Bergerac. Celle-ci « reconnaissait la liberté de conscience » et « l’accès aux charges publiques, sans distinction confessionnelle ». Ce qui n’empêcha pas un moine, Jacques Clément, d’assassiner le roi en 1589.

     Le fait qu’Henri IV est protestant l’amènera, dans tous les domaines, à continuer l’œuvre des Valois. Il commence son règne par la Déclaration de Saint-Cloud, et il prend le temps de se donner « librement à la religion catholique ». Ensuite, le roi de France signe l’édit de Nantes, qui reprend celui de Poitiers et étend les libertés des protestants.

     Ayant réglé ce problème, Henri IV reporta toute son attention sur les problèmes économiques et sociaux. Avec lui, l’agriculture a la priorité. Cependant, en même temps qu’il faisait du « labourage et pâturage... les deux mamelles de la France », sans oublier l’industrie, le Bourbon faisait mûrir la Renaissance en classicisme avec Malherbe.

     Proclamée sa majorité en 1616, Louis XIII se montra un roi lucide, encore que « peu communicatif ».

     S’agissant de la politique étrangère, la situation de la France s’était aggravée. Comme le rappelle M. de Lévis Mirepoix, Vienne et Madrid s’étaient rapprochés et un différend était né « entre les couronnes de France et d’Angleterre au sujet de Québec ». Heureusement, Richelieu, premier ministre, parvint à faire confirmer, par le traité de Saint-Germain-en-Laye, « le retour du Québec à la France ». Pendant ce temps, avait éclaté, entre l’empereur et les protestants, la Guerre de Trente Ans.

     Richelieu et Louis XIII mourront en 1642 et 1643. Non sans avoir, auparavant, acquis le Roussillon à la France. Et c’est Louis XIII, vous le savez, qui donna naissance à l’Académie française par Lettres patentes de janvier 1635.

     Louis XIV hérita du trône à l’âge de onze ans, et Anne d’Autriche s’empressa de mettre la régence dans les mains de Mazarin, qui, par le traité de Westphalie, ajouta l’Alsace, sauf Strasbourg, aux « trois évêchés ».

     Louis XIV était encore enfant quand éclata la Fronde. Devenu majeur, il déclara qu’il serait son propre « premier ministre ». Après le traité des Pyrénées, qui donnait l’Artois à la couronne, l’un de ses premiers actes d’autorité fut, nous dit M. de Lévis Mirepoix, de « diminuer incontinent trois millions sur les tailles déjà réglées ». S’opposant à La Bruyère, qui nous présente les paysans comme des « animaux farouches », l’historien nous montre le peuple de France, artisans et paysans, plus prospère avec la prospérité du royaume, favorisée par le développement des manufactures, mais rendu à la « misère » par les revers militaires.

     Je ne m’étendrai pas beaucoup sur les guerres dont est tissé le règne de Louis XIV. C’est la guerre de la Succession d’Espagne qui fut la plus meurtrière du règne. Elle se termina par le traité d’Utrecht et de Rastadt. La France conservait l’essentiel, la frontière du Rhin, après avoir récupéré la Franche-Comté.

     Il me faut, ici, faire retour en arrière. Sous Louis XIV, « l’empire colonial mesurait déjà quelques millions de kilomètres carrés », précise M. de Lévis Mirepoix avant de parler du Code noir, qui date de 1685. Tout en signalant que c’est, là, « une atténuation de l’esclavage », il s’étonne : « On se demande comment les nations d’Europe ont pu l’admettre outre-mer, quand toutes se réclamaient du christianisme ! » C’est toute la question. Aussi grave que l’esclavage fut la révocation de l’édit de Nantes. C’est, pour le duc de Lévis Mirepoix, « la grande faute du règne ».

     Si, malgré tout, le bilan du règne de Louis XIV semble positif à notre historien, c’est qu’avant la guerre de la Succession d’Espagne, le roi avait réussi à faire de la France un pays prospère, mais aussi un pays où les lettres et les arts avaient rayonné d’un éclat sans égal en Europe.

     Louis XV hérita du trône à l’âge de cinq ans. À sa majorité, le roi de France maintint Guillaume Dubois comme premier ministre. Si notre historien reconnaît la timidité de Louis XV, voire sa paralysie dans l’action, il loue son « travail » et sa « lucidité ».

     À l’intérieur, la prospérité revint. Mais voilà que le Parlement, se donnant des franchises qu’il n’a pas, veut se substituer aux États pour faire des remontrances au roi de France. C’est ainsi qu’il s’opposa à l’impôt du vingtième. Louis XV refusa de céder. Le parlement, les parlements furent renvoyés, et renouvelés avec les anciennes coutumes. Et de nouvelles furent instituées par le Code Maupeou.

     À l’extérieur, Louis XV répugnait à la guerre : mais, comme l’a souligné Antoine de Lévis Mirepoix, « la majorité d’une opinion égarée l’y poussait ». C’est ainsi que la France fut successivement engagée dans les deux guerres de Succession de Pologne et d’Autriche ainsi que dans la Guerre de Sept ans. Si, après la première, la Lorraine devait revenir à la France, le traité de Paris, après la dernière, allait, en 1763, la priver de l’essentiel de ses colonies. Malgré cela, si l’on en croit notre historien, les résultats du règne de Louis XV furent positifs.

     Louis XVI, qui lui succéda, n’eut pas moins de qualités. Il y a seulement qu’intelligent, le nouveau roi de France était d’une volonté sans ressort. C’est ce manque de caractère qui devait provoquer sa chute, commence par noter l’historien.

     Heureusement, après Maupeou, le roi appela Turgot, le physiocrate, au Contrôle général. Appliquant sa doctrine, Turgot, avec lucidité et courage, avance dans la voie des réformes. M. de Lévis Mirepoix note : « Turgot supprime la corvée, les fraudes, les maîtrises. Mécontents, les corps de métiers se dressent... Les réformes... le plus apparemment utiles ont leurs retours de flamme ». Ce fut ainsi que fut déclenchée la Guerre des Farines, où le roi abandonna son ministre.

     Comment expliquer ces émeutes, qui, de Louis XV à Louis XVI, vont en s’aggravant ? C’est que les esprits avaient changé, que, devenus philosophes, les savants, économistes et juristes, artistes, mais surtout écrivains, avaient développé leur esprit critique, mis, non plus au service du roi, mais retourné contre lui, avant de l’être contre la monarchie. Le meilleur témoignage en est encore l’Encyclopédie, dont le sous-titre est Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des techniques.

     Le second fait qui, progressivement, amena la France à la Révolution, suggère Antoine de Lévis Mirepoix, fut l’instabilité ministérielle. Il reste qu’en matière de politique étrangère, le roi et ses ministres firent preuve d’une résolution lucide, et dans le partage de la Pologne, et dans la guerre d’Amérique. Le traité de Versailles, qui conclut celle-ci, allait venger la France de celle de Paris.

     Cependant la guerre d’Amérique avait coûté cher. Voulant redresser la situation financière, Louis XVI avait appelé Calonne, qui proposa, à l’Assemblée des Notables, une série de mesures que l’historien résume par l’expression de « suppression des abus ». Hélas ! après avoir soutenu cette révolution pacifique, le roi plia, une fois de plus, et la refusa. Mais il fut obligé de convoquer les États généraux, les derniers avant la Révolution.

     Dès la réunion des États généraux, se posa le problème, essentiel, de la modalité du vote. Et une fois encore, le roi s’inclina devant la volonté fermement affirmée du Tiers État. Tout était, dès lors, prêt. La Révolution allait commencer par l’affirmation de quelques principes, dont celui de la Nation qui fait la loi.

     Comment se fait-il qu’elle tourna en émeutes, désordres et massacres ? Notre historien l’explique. C’est, d’abord, que les conquêtes de la Révolution ne se sont pas faites par la raison, mais par le sentiment. C’est surtout que la Révolution a ignoré le « quatrième ordre » : les ouvriers agricoles et des manufactures, qui n’avaient ni « le nécessaire », ni le droit de vote. Ce qui ne pouvait que les pousser à la violence.

     C’est dans cette atmosphère de la Grande Peur que le roi écouta le conseil, non pas de fuir à l’étranger, mais de s’éloigner de Paris. Son arrestation à Varennes marqua le grand tournant de la Révolution. En octobre 1791, l’Assemblée constituante cédait la place à l’Assemblée législative. La Révolution se radicalisait sous l’influence de deux événements majeurs : la guerre aux frontières et la pression des clubs.

     Le duc de Lévis Mirepoix nous montre les Girondins sous un jour nouveau. Pendant que ceux-ci dominaient encore l’Assemblée, ils déclarèrent cette longue guerre de vingt-trois ans. Malgré le roi, malgré Robespierre. Quant aux clubs, ils furent les acteurs des journées du 20 juin et du 10 août, qui allaient, non pas accomplir, mais achever la Révolution. Louis XVI et sa famille furent enfermés au Temple, et le roi, suspendu de ses fonctions.

     En effet, le jour de la victoire de Valmy, l’Assemblée législative fut remplacée par la Convention nationale, qui, par décret et à l’unanimité, déclara que « la royauté est abolie en France ». Notre historien nous en précise la signification. Il y avait, d’une part, les Girondins, qui, manquant de courage, allèrent jusqu’à reprocher au roi « l’effusion de sang du 10 août ». Il revenait aux Jacobins, menés par Robespierre, de poser le vrai problème : celui de la monarchie. Animé d’une passion claire, sinon lucide, Robespierre incarnait, plus que tout autre conventionnel, l’individualisme de doctrine. Ce n’est pas une politique, ce sont les principes de la « République » qu’il défend. Il conclut : « Le décret... ne peut être révoqué, il ne peut être mis en question sans offenser les premiers principes ».

     À ces principes, Louis XVI oppose ceux de la monarchie, qui reposent sur la continuité dans la durée. Et il conclut, lui aussi, par ces mots : « En conséquence, je déclare que j’interjette un appel à la nation elle-même du jugement de ses représentants ».

     Encore que brièvement, Antoine de Lévis Mirepoix continuera son Histoire de France jusqu’à la Ve République. Il y signale deux problèmes que n’a pas résolu la Révolution de 1789 : la démocratie intégrale, c’est-à-dire le suffrage universel, et « l’organisation du monde du travail ». Le suffrage universel, même pour les colonies, sera établi par la Révolution de 1848, avec l’abolition, définitive, de l’esclavage. La réorganisation et la promotion sociale du « monde du travail » seront l’œuvre des IIIe, IVe et Ve Républiques, sous les influences, alternées ou conjuguées, des libéraux, comme Gambetta, mais surtout des chrétiens sociaux, comme le comte Albert de Mun, et des socialistes, comme Jean Jaurès.

     essieurs,

     Il est temps d’en arriver, après l’historien, à l’écrivain qu’est Antoine de Lévis Mirepoix. L’importance de ses romans vient de ce qu’ils ont fait de lui un écrivain de grand talent jusque dans ses œuvres historiques. J’ai commencé par lire sonRobespierre. Dès les premières pages, je découvris un écrivain authentique, dont l’élégance est la vertu majeure. Mais une élégance animée, au sens étymologique du mot.

     C’est, peut-être, dans les aphorismes qu’elle s’exprime le mieux : par l’économie des moyens. Comme dans cette phrase, où il n’y a pas un mot de trop : « Il n’y a guère d’expérience des peuples ». Mais, le plus souvent, nous rencontrons une ou des images analogiques, qui animent l’idée. Ainsi cette distinction de deux amours : « Tandis que l’amour romantique s’échappe vers les retraites silencieuses, l’amour pathétique se nourrit d’actions, se repose dans du soleil, prend pour chaumière et pour refuge la gloire ».

     Cette vie de la phrase peut aller plus loin, en s’irisant d’esprit français ou d’humour celtique. D’abord l’esprit, qui joue sur les mots : « Ici se polissent, pour ainsi dire, les situations fausses et, si la compagnie n’est pas toujours bonne, elle affecte toujours d’être en bonne compagnie ». Et voici l’humour, qui est jeu de situations : « La Quatrième République fut fondée en exécration d’un pouvoir personnel et en crainte révérentielle d’un prestige dont on aimait l’éclat, dont on fuyait l’autorité ».

     Mais allons plus avant dans l’art de l’écrivain, en abordant les portraits et les récits, qu’il s’agisse de batailles diplomatiques ou militaires. Nous y retrouverons, de nouveau, cette vie, qui est la marque de la Révolution de 1889.

     Dans Henri IV, les portraits abondent. Nous nous arrêterons à celui du héros, qu’on nous développe de chapitre en chapitre. En voici un exemple : « Ce spirituel compagnon au visage éveillé, sur lequel régnait un vaste front qui contrastait par sa gravité avec tout ce qu’il y avait de raillerie dans les yeux, de sensuelle audace dans son grand nez courbé, portait en lui plus de tristesse qu’on ne croit ». Vous aurez remarqué l’expression du caractère par des images symboliques.

     Quant aux batailles, nous choisirons celle de Fontaine-Française, dont le récit occupe quatre pages et demie. Il y a, d’abord, la description du champ de bataille, puis le récit des combats, enfin, la conclusion. Mais quelle vie dans la variété ! exprimée par l’historique du château, les dessous de la bataille, les commentaires du roi lui-même et d’un historien. Sans oublier ceux de la tradition locale.

     Pour bien mesurer l’art de l’écrivain, il aurait fallu, par-delà le style, descendre jusqu’à la langue : jusqu’aux faits grammaticaux, comme la concordance des temps, que notre écrivain respecte si scrupuleusement, mais avec les dérogations qui s’imposent en introduisant des nuances. Mais il est temps de conclure.

     essieurs,

     Je vais conclure. Or donc, c’est en ce dernier quart du XXe siècle que s’édifie, malgré les tensions, les haines et les guerres, cette Civilisation de l’Universel que Pierre Teilhard de Chardin, un Français, annonçait pour l’aube du troisième millénaire. Aujourd’hui, chaque continent, chaque région, voire chaque nation y apporte sa contribution, irremplaçable. C’est dans cette prospective que j’ai fait une relecture contemporaine de l’œuvre historique de M. de Lévis Mirepoix.

     Et j’en ai tiré cette première leçon, que l’Histoire de France offre, aux peuples du Tiers-Monde, un modèle exemplaire. Elle le fait, d’abord, en présentant, pendant quelque mille ans, à travers la monarchie, les empires et les républiques, un équilibre vivant, toujours à ressusciter, entre l’autorité de l’État et les libertés aussi bien des personnes que des provinces ou régions et des communes.

     Elle offre, en même temps, le modèle d’une symbiose biologique, mais surtout culturelle. Et elle le fait consciemment. Ce n’est pas hasard si le Rapport Jeannenay sur la Coopération, daté du 18 juillet 1963, présente la civilisation française comme une force de symbiose. Elle prend, de siècle en siècle et dans les autres civilisations, les valeurs qui lui sont d’abord étrangères. Et elle les assimile pour faire du tout une nouvelle forme de civilisation, à l’échelle, encore une fois, de l’Universel.

 

 

L’enseignement du français
par M. Léopold Sédar Senghor

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DES CINQ ACADEMIES
le mardi 25 octobre 1988

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

      onsieur le Président, 
       Mes chers Confrères,
       Mesdames, Messieurs,

Nous sommes, aujourd’hui, quelque quarante-deux États, rassemblant environ 400 millions d’hommes, qui avons décidé de créer la Francophonie. C’est dire que, dans chacun de nos États, le français est déjà enseigné comme langue nationale, langue officielle, langue de communication internationale ou, simplement, mais essentiellement, comme langue de culture.

Le problème de l’enseignement de la langue française a toujours été lié à sa défense, très précisément, dès le xvie siècle. « Défendre, inventer et créer la langue française », c’est la grande tâche que s’étaient assignée, pendant la Renaissance, les sept poètes de la Pléiade. Défense et Illustration de la Langue française, tel est le titre que Joachim du Bellay donna à son manifeste. Deux siècles plus tard, Antoine de Rivarol reprendra le thème dans son Discours sur l’Universalité de la Langue française.

Cela dit, il reste que le mépris des règles les plus simples de la grammaire, sans oublier la prononciation, et d’abord dans l’Hexagone, est la principale cause du recul du français dans le monde. Il est significatif qu’on trouve, aujourd’hui et dans les meilleurs journaux français, qu’ils soient de droite ou de -gauche, des fautes de syntaxe énormes. On comprendra, dès lors, que M. Jean-Pierre Chevènement, en son temps, ait préconisé le retour à « l’école primaire de Papa ». Ce retour, nous devons le faire, et en France, et dans les pays francophones d’outre-mer, en enseignant la morphologie, la syntaxe et la prononciation du français.


Nous commencerons par la morphologie en répondant à l’argument de ceux qui nous présentent le français, avec ses 150.000 mots, comme une langue pauvre en face de l’anglais, qui en aurait plus de 400.000. C’est vrai en un sens, sauf que plus des deux tiers des mots de la langue anglaise viennent du français, du latin ou du grec. S’il est vrai que les Anglais, mais surtout les Américains, fabriquent un riche vocabulaire, c’est, outre les emprunts que voilà, au hasard de l’inspiration, voire de l’humour.
Est-ce à dire que l’on devra enlever, des glossaires et lexiques des pays francophones, qui se multiplient, tout ce que nous ne pourrions faire entrer dans le Dictionnaire de l’Académie française, qui, selon Stendhal, « fait toujours loi » ? Que non pas ! Le bon sens veut qu’à côté de ce Dictionnaire, comme des autres dictionnaires de France, continuent de se constituer des dictionnaires des pays francophones.

Puisque, avec les dictionnaires, nous sommes dans la formation des mots, dans leur morphologie, la monitrice et l’instituteur prendront soin d’insister sur les différents éléments qui composent le mot. En vérité, c’est dès l’âge de trois ou quatre ans, dès la garderie d’enfants, qu’on doit commencer d’enseigner, comme des jeux, la lecture et l’écriture du français. On distinguera, à côté de la racine, les différents affixes qui lui donnent tout son sens, c’est-à-dire les pré-fixes, in-fixes et suf-fixes. Ces différents éléments provenant, en général, du latin ou du grec, c’est l’occasion de rappeler l’importance, dans l’enseignement secondaire, des humanités gréco-latines. Pour citer l’exemple du Sénégal, il y a été créé, depuis l’indépendance et dans l’enseignement secondaire, une « section classique », qui comprend le quart environ des élèves et où ceux-ci ont à choisir entre l’arabe et le latin-grec.

Cependant, sans négliger la morphologie ni, naturellement, la sémantique ou sens des mots, l’instituteur, puis le professeur, y compris à l’université, s’attacheront à enseigner la syntaxe, où se révèle le génie du peuple de France. La syntaxe, c’est-à-dire non seulement l’ordre des mots dans la proposition et des propositions dans la phrase, mais encore leurs autres relations. C’est là, en effet, qu’apparait l’expression la plus authentique du génie français : de la francité,comme j’aime à le dire. Mais c’est là aussi, et non dans la politique ni l’économie, que se manifeste le plus grand danger qui menace la France, et la Francophonie avec elle.

Il est significatif, encore une fois, que l’on trouve, dans les meilleurs journaux français, des fautes de syntaxe énormes, comme « bien que », voire « malgré que », suivis du verbe à l’indicatif, ou encore « si » avec le verbe au futur du même mode. Je me suis étonné, en son temps, qu’un candidat du Concours Charles-Hélou demandât la simplification des règles de la grammaire française, jugées par trop difficiles. Et de nous proposer, outre la « simplification de l’orthographe », l’abandon, et de la concordance des temps, et de certains emplois du subjonctif, et des règles d’accord du participe passé.

Si nous suivions cette logique de la facilité, il ne nous resterait plus qu’à voter pour la promotion de l’espéranto. Ce que ce dernier n’a pas et, pour être sérieux, les autres langues indo-européennes, ce sont les qualités qui, du XIIIe au XXesiècle, ont fait du français une sorte de latin, mieux, de grec moderne, c’est-à-dire la langue de la diplomatie parce que de la culture européenne. Ces qualités, ce sont essentiellement la logique dans l’élégance et la clarté dans la nuance. La logique, c’est-à-dire la cohérence qu’exige la justesse des idées. L’élégance, je veux dire la brièveté gracieuse qui fait lecharme du français au sens étymologique du mot. Quant à la clarté, outre les qualités que voilà, elle s’appuie sur la précision des détails, mais nuancée par ce qui échappe aux faits, aux substantifs, pour se réfugier dans les adjectifs ou qualificatifs.

Ces qualités que voilà du français, nous les trouvons dans les substantifs, le plus souvent hérités du latin ou du grec, mais surtout dans les verbes, sur lesquels je m’arrêterai en comparant le français aux langues agglutinantes d’Afrique. Ici, les distinctions se trouvent essentiellement dans les systèmes verbaux, plus précisément dans les réalités des temps et desaspects. Tandis que le Français insiste sur le temps, c’est-à-dire le moment précis où se passe l’action par rapport au sujet parlant, l’Africain le fait sur l’aspect, qui est la manière concrète dont se déroule l’action ou bien se présente l’état exprimé par le verbe. D’où, en Afrique, l’abondance des aspects et, en France, celle des temps.

Si je prends le français comme modèle de langue indo-européenne, c’est, bien sûr, que nous sommes en France. C’est surtout que la langue de Descartes est la plus rationnelle, partant, la plus significative dans le domaine considéré. En face, je choisirai le wolof, qui est une langue agglutinante à classes nominales, comme le sont la moitié des langues africaines, dont l’ancien égyptien.

Or donc, le français, dans le système verbal, met l’accent sur le temps quand le wolof le fait sur l’aspect. C’est ainsi qu’au mode indicatif, le français a huit temps, sans compter les temps surcomposés, quand le wolof n’en a que cinq. Mais le wolof, au prétérit de l’indicatif, qui correspond à l’imparfait français, a quatre aspects suivant que l’action ou l’état appartient à un passé récent ou habituel, proche ou lointain.

À la complexité des aspects du verbe dans les langues africaines correspond celle des temps en français. H reste qu’il nous faut aussi parler des modes, qui sont une autre richesse de la langue française. On y distingue quatre modes personnels, qui sont d’un emploi délicat, sans oublier les modes impersonnels que sont l’infinitif, le participe et le gérondif. C’est dire que le professeur de français, si ce n’est l’instituteur, mais surtout en Afrique, devra insister sur les modes les plus caractéristiques : sur le participe, singulièrement le gérondif, mais surtout sur le subjonctif. Celui-ci est, en effet, comme on l’a dit, « le mode du dynamisme psychique ». Plus que tout autre, il exprime la sensibilité française dans sa richesse nuancée.

J’avancerai dans la syntaxe en parlant de la concordance des temps, qui est précisément l’ensemble des règles qui sont les plus caractéristiques du génie français. Pour simplifier, il s’agit, dans une phrase composée d’une proposition principale et d’une subordonnée, d’établir une correspondance entre le temps du verbe de la principale et celui du verbe de la subordonnée. Il y a là, qu’il s’agisse de l’emploi des temps ou des modes, une série de règles que le maître devra soigneusement apprendre à ses élèves, sans oublier les cas de discordance. Le cas le plus typique est celui où le verbe de la subordonnée exprime une vérité générale. Comme dans cette phrase : « La nature a fait que l’enfant ressemble à sa mère. » Le verbe de la subordonnée est au présent de l’indicatif, alors que celui de la principale est au passé.

Avec la concordance des temps, nous sommes au cœur même de la syntaxe, où nous trouvons, une fois de plus, la différence entre le génie albo-européen, plus précisément français, et le génie africain. Celui-ci a créé une syntaxe de juxtaposition et de coordination; celui-là, une syntaxe de subordination. « La syntaxe française est incorruptible », nous a dit Rivarol. En vérité, ce qui fait la force de la langue française, ce qui l’a imposée, en son temps, à l’Europe, ce qui peut en faire, au cours du troisième millénaire, une langue de l’universel, c’est sa syntaxe.

Naturellement, la syntaxe africaine n’ignore pas la subordination avec ses conjonctions, ni la syntaxe française, le style narratif, fait de propositions juxtaposées ou coordonnées, comme en poésie. C’est simplement une question de style, je veux dire de culture, la culture étant définie comme l’esprit d’une civilisation.

Bien sûr, pour être complet, il m’aurait fallu parler de l’emploi des majuscules comme des signes de ponctuation, domaines où se distinguent les Français. Ce disant, je pense moins aux règles de grammaire proprement dites qu’à la stylistique. Quand Jean-Paul Sartre, parlant de la négritude, la présente comme l’espoir de « découvrir l’Essence noire dans le puits de son cœur », le premier de l’essence prend une majuscule philosophique. D’autre part, quand l’ordre des mots dans la phrase n’est plus celui de la logique grammaticale — sujet, verbe, complément d’objet, complément circonstanciel —, on encadre, par des virgules, les mots ou expressions ainsi mis en vedette, sans oublier ceux mis, pour ainsi dire, entre parenthèses. C’est le cas dans cette phrase de Jacqueline de Romilly, extraite d’un ouvrage sur Les Sophistes dans l’Athènes de Périclès : « Hippias, on l’a vu, donne, du moins dans Xénophon, une définition très relativiste de la loi, tenue pour une convention. » Ce n’est pas hasard si j’ai cité deux professeurs.

Il reste que l’instituteur insistera sur la prononciation du français. Que l’on écoute seulement, et à Paris, les hommes et femmes de la bourgeoisie, dont la prononciation nous est présentée comme le modèle, voire les speakers de la Radiotélévision française. On peut entendre des phrases comme celle-ci : « Quanta je suis à la campagne, je suis souvent dérangé, soite le matin, soite le soir par mes voisins. » C’est ainsi qu’on relève partout, et dans tous les milieux, ces fautes qui consistent à prononcer une consonne à la fin d’un mot, et même à y ajouter un e, qui, id, n’est pas muet. C’est surtout le cas dans des mots comme fait et but, où le t final ne doit pas se prononcer.

La principale qualité de la prononciation française est sa netteté, mieux, sa précision nuancée. C’est ainsi qu’il n’y a pas de voyelles moyennes. Quelle que soit leur position, qu’elles portent ou non l’accent d’intensité, les voyelles françaises sont toujours ouvertes ou fermées. D’autre part, la plupart des phonèmes, qu’ils soient voyelles, consonnes ou semi-consonnes, sont articulés dans la partie antérieure de la bouche. C’est ce qui leur donne la netteté que voilà. Sauf les lèvres, qui s’ouvrent et se ferment sans contraction, rien du visage ne doit bouger. À l’élégance de la prononciation française doit répondre, en effet, un visage non moins élégant parce que calme.

Il est temps de conclure. Je le ferai brièvement.

Qu’il s’agisse de la morphologie, de la syntaxe, voire de la prononciation, ce qui caractérise la langue française, c’est, par-delà la richesse de ses moyens, la clarté des principes qui président à leur usage, où l’exception confirme la règle. C’est qu’ici la clarté est complétée par les nuances, et l’harmonie enrichie par ses composantes. Aujourd’hui, plus que jamais, où, nolentes volantes, nous nous acheminons vers la Civilisation de l’Universel, le français peut, doit être la langue d’un nouvel humanisme.



22/12/2011
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