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JEAN VAN LIERDE: "COMME LUMUMBA;IL FAUT DES HOMMES POLITIQUES DEVOUES A LA CHOSE PUBLIQUE POUR SERVIR LE PEUPLE ET NON LEURS POCHES!

Jean Van Lierde : « Comme Lumumba, il faut des hommes politiques dévoués à la chose publique pour servir le peuple et pas pour servir leurs poches »

Lepotentiel Jean Van lierde

Jean Van lierde (photo:lcr-lagauche.be)

 

Dans une interview accordée à la Maison de la paix à Bruxelles, peu avant sa mort, l’auteur de l’ouvrage «La pensée politique de Lumumba», Jean Van Lierde, parle de son premier contact avec le Premier ministre du premier gouvernement congolais, du rôle qu’il a joué pour la participation de celui-ci à la Conférence d’Accra en 1958 et de son influence sur la décision de Patrice Lumumba de prendre la parole le 30 juin, date de l’indépendance, alors que le protocole n’a pas prévu son discours.

 

On peut dire, en quelque sorte, que vous avez sauvé la mémoire de Patrice Lumumba. Sans doute, il ya très peu de Congolais qui savent cela. Vous avez composé le livre « La Pensée Politique de Lumumba » qui, on peut bien le dire, est la mémoire de Patrice Lumumba. Comment avez-vous fait pour composer ce livre ?


Nous avions lancé à Bruxelles « Les Amis de Présence Africaine ». Depuis 1952, on avait une revue internationale qui s’appelait « Route de Paix », mais qui a été interdite plusieurs fois en France parce qu’on y publiait aussi les articles sur la guerre d’Algérie dans lesquels on prenait la position anti-colonialiste. Et au fond, votre question est celle de savoir comment on avait mis cela en route ? D’abord, j’étais déjà sensibilisé et je trouvais que Lumumba avait un sens politique extraordinaire par rapport à beaucoup de gens. Sauf dans le parti politique Abako (Alliance des Bakongo) où il y avait une bonne équipe de politiques. Alors, je demandais qu’on fasse l’enregistrement de tous ses discours. Si bien qu’après son assassinat, en janvier 1961, j’avais une collection avec tous les discours de Patrice prononcés lors des meetings, dans les provinces, en Afrique et en Europe. Et j’ai demandé à Monique Haidon, une des nos amies de Présence Africaine, de collecter tous ces enregistrements et de taper tout à la machine. C’est ainsi que tout a été dactylographié. Moi, je ne faisais que les liaisons entre les chapitres, etc.

Il a été question de tous les textes de Patrice de 1958 jusqu’à sa mort. J’avais collecté absolument tout qu’on pouvait collecter à ce moment-là. Si bien que j’avais un bouquin prêt après son assassinat. Ce qui était extraordinaire. Et c’était vraiment sa pensée avec toute son évolution politique. Alors, Les Amis de Présence Africaine à Paris, toute l’équipe avec Alioune Diop, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor… m’ont tous dit: « Dis Jean, tu dois absolument publier tous ces textes de Patrice maintenant qu’il est assassiné ». Et Césaire m’a dit: « C’est moi qui fait la préface ». Mais il était si encombré en étant aussi député communiste, il m’a fait remarquer qu’il était en retard. Il m’a dit: « Je suis en retard, je suis en retard… et si vous demandiez à Sartre de le faire ». Et puis, mon ami Guy de Bosscher, qui était devenu directeur à Présence Africaine, est allé voir Sartre, et lui a dit : « Voilà, j’ai tout le manuscrit, que Van Lierde a préparé, avec tous ces textes ». Et Sartre, qui était vraiment un militant anti-colonialiste, a dit : « C’est passionnant, je vais faire la préface ». Et c’est comme ça que j’ai eu cette extraordinaire chance de publier « La Pensée politique de Lumumba », avec une préface d’au moins 30 pages de Jean-Paul Sartre. C’est comme cela que les choses se sont passées à l’époque.

 

C’est vrai que Sartre a été un militant extraordinaire parce que nous avons commencé à militer en Mai 68. Nous allions, ce philosophe célèbre dans le monde entier et moi, dans les usines, vendre des journaux devant les portes de Renault. C’était un très grand esprit, mais un homme très humble. Il voulait toucher tout le monde. Cela a été une chance vraiment extraordinaire pour nous et ce bouquin. Nous avons alors fait deux éditions : la première fois, on l’a édité, je pense, à 7000 exemplaires, et il y a eu une seconde édition à Dakar. C’est vraiment un bouquin qui a servi beaucoup et …

 

Pour revenir à Lumumba, vous souvenez-vous de la première rencontre que vous avez eue avec lui?


Les premières rencontres étaient épistolaires, c’est-à-dire que dans ma bibliothèque et ma librairie, j’avais toutes les adresses des gens qui luttaient au Congo pour l’indépendance. C’est ainsi que j’envoyais tous les livres anti-colonialistes édités à Paris par Le Seuil et les autres. Et je trouvais que, parmi tous ces clients du Congo, il y en avait un qui lisait beaucoup de bouquins: c’était Patrice Lumumba. Il m’envoyait des lettres dans lesquelles, on pouvait lire : « Envoie-moi ceci ou cela ». Et, en plus, il payait. Ce qui n’était quand même pas mal non plus. Cyrille Adoula, avec le groupe socialiste, commandait aussi des bouquins. Les gens de l’Abako et bien d’autres tels que Thomas Kanza suivaient l’évolution des choses et commandaient aussi. Il en est de même des syndicats FGTB et Confédération syndicale du Congo qui me commandaient aussi tous ces ouvrages anti-colonialistes. J’avais tous ces premiers contacts.

Puis, en 1958, c’est aussi la grande exposition universelle qui va commencer à Bruxelles. En mai de la même année, je lance Les Amis de Présence Africaine, dans ce domaine du 220 Rue Belliard. Et je demande à Kanza et à Mario De Andrade, qui étaient à Paris d’aller voir Césaire, Diop et les autres pour qu’ils me donnent le pouvoir de créer Les Amis de Présence Africaine à Bruxelles parce qu’on commence l’expo. Tout s’arrange. Césaire et les autres me disent: « OK, vous pouvez lancer Les Amis de Présence Africaine à Bruxelles ». Et en mai 1958, comme une coïncidence extraordinaire, deux de mes amis, des Noirs Américains, qui sont des objecteurs de conscience, travaillent au cabinet de Nkrumah au Ghana. Ils m’envoient des télégrammes et des lettres en me disant: « Jean, nous sommes en mai 58. Nous préparons une grande conférence en décembre 58 pour la libération non-violente de tous les peuples d’Afrique. Débrouille-toi pour trouver une délégation du Congo Belge ». Donc, je commence, en mai 58, ces premières démarches pour que nos braves Congolais puissent aller à Accra. C’était un problème incroyable parce que Kasa-Vubu dit d’abord « oui » et puis il se ravise en disant « non ». Mais Lumumba, Gaston Diomi et Joseph Ngalula sont d’accord. Ils me téléphonent pour me dire qu’ils n’ont pas de visas. Le gouverneur ne voulait pas les lâcher sur Accra en décembre 58. Je téléphone à mes amis jésuites. L’un d’eux dont le nom ne me revient pas maintenant, va voir le gouverneur. « Vous ne pouvez pas faire ça », lui dit-il. « Laissez partir ces trois Congolais à la conférence d’Accra ». Et c’est comme ça finalement que Lumumba et les autres ont pu partir à cette première grande conférence. Et Patrice m’envoyait ses textes d’Accra sur ses interventions, etc. Donc, c’était le premier grand contact internationaliste que nous avons fait ensemble avec Lumumba, Diomi et Ngalula. Le seul Belge qui était là, c’était Ernest Glinne. Après, Lumumba est venu en Belgique en 59 et on a commencé à faire les premiers contacts physiques. Et c’était un homme qui séduisait tout le monde par sa manière de parler, de causer, par sa culture. C’était un autodidacte. Chez lui, il n’y avait pas toujours l’électricité. C’est ainsi qu’il allait parfois dévorer tous les bouquins qu’il commandait dans des lieux publics. Il était, donc, un autodidacte enragé. Et c’est peut-être pour cela qu’on s’entendait si bien et qu’on pouvait faire ce travail ensemble.

 

Il n’y avait pas la lumière à la maison à l’époque?


Mais non, mais non, c’est vraiment…. Je travaillais déjà beaucoup avec non seulement les Kanza et l’Abako, mais aussi avec le Parti solidaire africain (PSA) de Kamitatu, Gizenga, etc. Mais je trouvais que Lumumba avait une passion… Surtout, il avait une dimension, par rapport à tous les autres militants congolais, qui, à l’époque, était pour moi extraordinaire et merveilleuse : c’était un panafricain, un panafricaniste, un supra ethnique. Il ne voulait rien entendre des querelles tribales. Or ça, à l’époque et encore maintenant, je dois dire, dans l’univers congolais, le tribalisme reste une donnée. Il était vraiment un génie de ce point de vue. Je ne sais pas comment il avait pu échapper à cette pesanteur. Et alors, souvent, les coloniaux me disaient: « Oh, Van Lierde vous exagérez! S’il était supra ethnique, c’est parce qu’il faisait partie d’une tribu qui n’avait pas tellement d’importance ». Et moi de rétorquer : « Pas d’importance? » Je vais souvent en vacances à Ostende où est posée la grande statue de Léopold II sur son cheval, qui domine la mer. Là, il y a deux grandes plaques commémoratives des premiers Flamands qui vont se battre pour Léopold II en Afrique. Et qu’est ce que je vois ? « Ils luttaient contre l’esclavagisme des Arabes et contre les Batetela »! Et alors, les Batetela n’ont pas beaucoup d’importance ? Mais pourquoi ces plaques commémoratives à Ostende? Cela veut dire que, malgré qu’il était d’une tribu qui n’a pas d’importance, selon vous, il se savait un supra-ethnique, un internationaliste et un panafricaniste. C’était pour moi la belle image de Patrice.

 

Mais le fait que c’était lui qui, plus ou moins par hasard, a été envoyé à Accra, cela a beaucoup influencé l’histoire du Congo. Parce que son voyage et son contact avec Nkrumah l’a transformé. Quand il était Premier ministre sans grande expérience, c’est Nkrumah qui l’a toujours conseillé…

Toujours!

 

Lumumba a fait la deuxième grande conférence panafricaine à Kinshasa ?


A Léopoldville, oui.

 

Et à ce moment-là les forces réactionnaires de l’Abako ont fait des émeutes pour le combattre. Donc, cette affaire d’Accra l’a beaucoup influencé ?


Oui. C’était très important. Et pour moi, c’était amusant parce que comme c’étaient des Noirs américains des objecteurs de conscience qui me le demandaient. L’un d’eux était chef de cabinet du ministre des Finances. Les deux étaient des conseillers de Martin Luther King aux Etats-Unis. Toutes les campagnes non-violentes anti-racistes aux Etats-Unis étaient aussi menées avec eux et Martin Luther King. Donc, mon réseau international d’objecteurs qui avait bien fonctionné avec Patrice.

 

J’avais entendu dire que vous avez été interdit d’entrer dans la colonie belge?


Oui. C’est-à-dire que, comme j’avais cette revue depuis 1952, la Belgique à l’Onu votait tout le temps aux côtés de l’Apartheid quand il y avait des résolutions sur les problèmes de décolonisation. J’attaquais résolument mon pays pour son comportement réactionnaire à l’Onu. Si bien que, quand j’ai une fois demandé un visa pour aller au Congo, je m’apercevrais que j’étais interdit de séjour au Congo. J’ai donc pu mettre les pieds au Congo pour la première fois – je ne sais pas si c’est maintenant qu’on doit parler de ça – mais… Il y a les élections en mai 60. Lumumba gagne ces élections. Il n’a pas la majorité absolue. Mais il gagne quand même les élections. Au Palais, notre cher roi est affolé. Il en est de même du gouvernement belge. Et Ganshof van der Meersch téléphone au professeur Arthur Doucy à l’Université libre de Belgique (ULB): « La situation est grave. C’est Lumumba qui a gagné. Personne n’est content ni au gouvernement ni au Palais. Dis-moi, Arthur, est-ce qu’il n’y a pas un Belge que je peux embarquer dans mon avion le 10 juin ? Si ça tourne mal, pour qu’il calme Lumumba. Moi, je n’en vois qu’un, Van Lierde. Mais tu sais il est interdit au Congo. Ah, ça ce n’est pas un problème. Le général Janssen ne le supporte pas parce qu’il l’attaque souvent dans la gauche. Vandewalle, le chef de la sûreté, ne le supporte pas non plus parce que c’est un gauchiste ». « Pas un problème. Il va avoir ses papiers », dit Ganshof. Et la chose la plus étonnante – je suis obligé de dire ça pour la jeune génération des Congolais – Ganshof Van der Meersch s’imagine que, comme je suis Belge, je vais naturellement travailler avec le gouvernement belge. Il téléphone à Gerard Libois, qui était le patron du Crisp où je travaillais comme secrétaire général, et il lui dit: « Dites à Van Lierde de venir chercher son billet aux Affaires Etrangères ». Alors, Jules-Gérard me le fait savoir. Je lui réponds que ce n’est pas possible que j’aille chercher mon billet d’avion aux Affaires Etrangères et que, moi, je suis… au cabinet de Ganshof. C’est lui et le roi qui ont la trouille et pas moi. Je lui dis que je pars mais que c’est le Crisp qui paye mon billet. Cela a été fait. Et le 10 juin, je partais dans ce premier avion, à côté de Jef Van Bilsen. Moi, évidemment, en seconde classe, mais tout le cabinet de Ganshof en première classe, naturellement. C’est le dernier mois de la colonisation belge! A Léopoldville, on doit préparer l’indépendance et le premier gouvernement congolais. Et dès mon arrivée, je cours chez Patrice. Je lui dis: « Eh bien, tu vois, j’ai quand même eu un billet pour pouvoir venir et suivre toutes tes affaires ». Lumumba est anxieux : « Jean, la situation est très grave! Ils ne veulent pas de moi. Je sens très bien qu’il y a une opposition permanente. Ils distribuent des enveloppes partout contre le Mouvement national congolais (MNC), en disant «Ne votez jamais pour le MNC ».

 

Je suis à peine là trois jours. Ganshof avait dit que, comme la situation est grave, je ne veux pas de contact avec ce Van Lierde. Il faut donc des intermédiaires. Je choisis Jan Hollants Van Look comme délégué! Et lui n’a qu’à choisir. Et je choisis Benoît Verhaegen, un vieux copain, qui était prof à Lovanium. Donc, c’étaient les deux intermédiaires. Et voilà qu’à peine après trois jours, Verhaegen arrive chez moi: « Urgent », dit-il, Jean. Ganshof te charge d’aller chez Lumumba, parce que ce soir au Zoo, grand restaurant de Léopoldville, il y a un grand souper avec tous les amis des Belges. Tous les partis sont représentés, sauf le MNC! Et Ganshof te demande d’aller dire à Lumumba qu’il est obligé de faire ça, que le roi le lui a demandé, etc. Mais je dis à Verhaegen: « Mais, mon ami Benoit, tu me vois, moi, aller chez Patrice dire de monstruosités pareilles? » C’était impossible. Tu pars immédiatement chez Ganshof. Attention, le chef de cabinet de Patrice, Bernard Salumu, était un violent. Depuis que j’étais là, je l’entendais tous les jours dire à Patrice: « Mais Patrice, ne peux-tu pas brûler de Belges cette nuit ». Et Patrice disait tous les jours: «Non, non. Jean a raison. Tu ne peux pas faire ça, sinon notre image du MNC sera perdu, etc. ». Donc, je dis à Benoît: «Tu dis à Ganshof, que je ne pourrais plus contrôler Bernard Salumu, le chef du cabinet. Si, jamais, il fait ce coup-là, sans le MNC, dans ce grand restaurant avec tous les collabos des Belges, alors toutes les voitures des Belges vont flamber cette nuit dans Léopoldville. Dis-lui qu’il doit nommer aujourd’hui Patrice Lumumba comme premier informateur. Puis Benoît me téléphone une heure après: « Ganshof est d’accord avec toi. Il va appeler Lumumba et il sera nommé premier informateur ».

 

Je me dis que c’est encore un calcul évidemment, parce qu’il savait très bien que cela allait rater. Mais, enfin, il le fait. Et il fait annoncer ça exprès, pour embêter les collabos, en plein repas. Quand ils démarrent, la radio annonce que Ganshof vient de nommer Patrice comme premier informateur. C’est un choc extraordinaire, pour la presse et tout ça. Mais enfin, ce n’est pas possible quoi. Cela a raté! En trois jours, Patrice n’a pas pu faire cela. Ils ont nommé Kasa-Vubu, pour former le gouvernement. Malheureusement, lui aussi ne parvient pas à le faire. Je vais voir Cyrille Adoula pour lui demander de prendre les affaires en main. « Je ne marche pas », me dit-il. Et moi de me dire que c’est la paralysie. C’est ainsi que, Jef Van Bilsen et moi, nous avons mis ensemble Kasa-Vubu et Patrice en leur disant: « Vous devez vous entendre, il n’y a rien à faire. Et l’un doit prendre la présidence de la République. Et c’est Kasa-Vubu. Tandis que Patrice, tu dois être Premier ministre ». Et puis, je rentre chez Patrice, et j’ai ma seule querelle avec Patrice, sur ce thème-là. Il me dit: « Ecoute-moi, Jean… Tu vois bien que tout est paralysé. Je veux être, moi, président de la République ». Je lui réponds que c’est impossible! Cela en lui faisant remarquer: « Patrice, à Léopoldville, tu n’es rien à côté de Kasa-Vubu. Tu es beaucoup plus populaire sur l’ensemble du territoire. Mais ici, tu n’es rien. Tu es le seul à pouvoir être Premier ministre et à mener vraiment la politique. Et le vieux militant Kasa-Vubu, c’est lui qui doit être le président ». Et Patrice a cette réaction prémonitoire où il me dit: « Mais, Jean, tu as l’air d’oublier que la Constitution prévoit que c’est le chef de l’Etat qui casse le Premier ministre. Et pas l’inverse ». Evidemment, j’étais frappé par cette réaction de Patrice. Je lui rétorque: « Mais, c’est vrai ça. Seulement, tu comprends que c’est impossible que cette chose arrive ». Dans ma naïveté, je ne comprenais pas qu’on allait changer à ce point. Les Belges, la CIA, tout le monde a tout fait pour que finalement Kasa-Vubu change et casse, le 5 septembre, Lumumba. Tout changeait à ce moment-là. Voilà, des souvenirs terribles. Lumumba était vraiment un homme extraordinaire qui voulait sauver son pays par tous les moyens. Mais pour les Américains, on a vu cela dans des films à la télévision. La CIA a envoyé des chimistes pour l’empoisonner. J’au vu cela à la télévision allemande, à Berlin. Devlin, le patron de la CIA, avoue: « Mais, oui. C’était un communiste. Il faisait le jeu de Moscou. Vous vous rendez compte, pour les Etats-Unis, si toute l’Afrique basculait du côté de Moscou, c’était une tragédie. C’était le climat quand même de l’époque. Et j’ai quitté Patrice. Le 3 juillet, je suis rentré à mon boulot au Crisp, à Bruxelles. Et Patrice me demandait de ne pas partir. « Tout est arrangé, tout est en ordre. Je veux que tu fasses la tournée des popotes avec moi et on va faire la tournée des provinces ». Je dis à Patrice: « C’est impossible. J’ai mon boulot, je dois rentrer à Bruxelles ». Et le lendemain, il faisait encore une grande conférence de presse avec les ambassadeurs, où l’ambassadeur de Belgique allait l’embrasser parce qu’il disait: « Nous allons travailler ensemble ». Le soir même, à cause de ce cher général Janssens, la Force Publique se rebellait contre Lumumba d’abord et puis contre les Belges. Et tout à ce moment-là basculait. C’était fini, tous les espoirs étaient terminés. Voilà ces horribles souvenirs.

 

Est-ce qu’on peut brièvement aborder quelques aspects des mots qui sont probablement les plus importants que Lumumba a prononcés? C’est son discours du 30 juin. Donc, à Kinshasa où l’anti-Lumumbisme était assez important en 60. Vous entendez toujours aujourd’hui des critiques que c’était une grande erreur de Lumumba d’avoir insulté les Belges au lieu des les garder et de reconnaître les biens qu’ils ont faits. Comment voyez-vous ce discours, qui est en fait devenu un discours historique pour toute l’Afrique ?


C’est tout de même quelque chose d’extraordinaire. Et cela montrait que Lumumba, contrairement à ce que toute la presse racontait, à ce que les Abakistes racontaient, était pour une collaboration profonde avec tous les Belges. Il avait encore donné une conférence de presse deux, trois jours avant en disant: « Je ne veux pas voir partir ces dizaines de milliers d’Européens qui sont ici chez nous. Au 30 juin 60, il y a 13 millions d’habitants au Congo et il y a 13 universitaires, c’est-à-dire 1 universitaire par million d’habitants, contrairement à l’Angleterre et à la France. Donc, il faut qu’ils restent à notre service. Parce qu’on n’a rien fait pour nous apprendre à gérer notre pays quand nous allons être indépendants. Donc, il faut qu’eux restent ». Or, trois jours avant le 30 juin, Reginald Hemeleers qui dirigeait la presse gouvernementale belge dit: « Est-ce que tu as vu le discours du roi Baudouin et de Kasa-Vubu, le 30 juin ?» Je dis: « non » « Je te les donne. Ils vont prononcer le 30 juin ». Je lis ces deux discours et je suis affolé : « Mais comment mon jeune monarque peut-il avoir un style léopoldien, comme si rien n’a changé dans l’univers et comme si la décolonisation n’était pas à l’ordre du jour, partout dans le monde. Et celui de Kasa-Vubu est tellement pâle, pour un chef d’Etat, de faire un discours ». Je bondis chez Patrice. C’était quand même assez incroyable. Je dis à Patrice: « Tu as lu ces discours, de Baudouin et de Kasa-Vubu pour le 30 ? » « Mais non, personne ne m’a rien donné ». – « Comment, tu es Premier ministre, et tu n’as même pas été informé des discours qu’il va avoir le 30 juin? » – « Moi, je n’ai pas la parole. C’est seulement le roi et Kasa-Vubu ».

Evidemment, avec le recul, je me dis: « Pourquoi j’ai fait ça? ». Parce que j’ai dit à Patrice que ce n’est pas possible de ne pas lui laisser la parole le jour de l’indépendance, avec tout ce qu’il a fait dans la lutte. « Alors, écoute-moi bien. Tu vas être à 3 mètres du micro. Quand le roi et Kasa-Vubu auront terminé, tu te lèves et tu prends la parole ». Et Patrice a cette première réaction: « Mais Jean, c’est impossible. Le protocole est sacré et personne ne peut le changer… Eux ont la parole et moi, je dois me taire » – « Tu ne dois pas te taire »! Après une minute de réflexion : « Oula! Bon, je ne sais pas, Jean, je ne sais pas ». On est le 28. Jusqu’au 30 juin, je ne l’ai plus revu. Et quand j’arrive au Parlement le 30 juin au matin, je vois mon même ami Reginald Hemeleers qui distribue un texte à tous les journalistes qui sont là. Je lui demande ce qu’il distribuait. Il me dit que c’est le discours de Lumumba. – « Comment ça? » – « Ah oui, j’ai imprimé », dit-il. Donc, en deux jours, il avait été capable de rédiger cet extraordinaire discours africaniste merveilleux. Même si, pour les Belges et les Abakistes c’était scandaleux, mais il n’y avait aucune injure dans ce texte, aucune injure. Evidemment, il critiquait Léopold II dans ce texte. Mais sinon, c’est un grand geste de fraternité d’un homme émancipé, pas d’un lèche-botte. Et ça, beaucoup de Congolais ne pouvaient pas le comprendre, et les Européens non plus. Et c’était ça son acte extraordinaire. Alors, dans la salle, tout le monde applaudissait, tous les Afro-asiatiques qui étaient là. C’était un grand applaudissement pour Patrice, qui avait pris le micro. Mais plus malin que moi encore, il avait dit à Kasongo, le président de la chambre: « Quand les deux autres ont fini, puisque c’est toi qui donnes la parole, tu me donnes officiellement la parole ». Il avait fait ça dans les règles juridiques du Parlement. Donc, Patrice était vraiment un homme extraordinaire! Evidemment, le roi s’écroulait. Je vois qu’il se penchait sur Kasa-Vubu: « Qu’est-ce qui se passe? Ce n’est pas prévu! » – « Non, ce n’est pas prévu ».

Juste après ce discours, un Israélien qui était là, les autres et moi, nous avons bondi chez Patrice pour lui dire: « Tu as quand même été un peu dur. On va se mettre à table maintenant avec tout le monde… Euh, fais un petit speech rectificatif, pour que les gens soient quand même un peu tranquillisés ». Je vois que Gaston Eyskens lui fait le même baratin. Et dans ses mémoires, à la télévision, il dit: « J’ai été le nègre de Lumumba », parce que c’est lui qui a rédigé ce texte du repas de midi pour Patrice. Qui est un texte amical vis-à-vis des colonisateurs et tout ça.

 

Souvent on dit qu’il a insulté les Belges, alors que ce n’est pas vrai ?


Ce n’est pas vrai du tout. Il n’y a aucune insulte.

 

Mais, j’ai une autre réflexion sur ce discours. On peut aussi dire que Lumumba a rappelé tout cela pour que cela ne revienne plus jamais. Les brimades, les prisons, etc. Mais dans l’histoire c’est revenu. Même maintenant avec des Congolais à la tête. Puisque, quand vous voyez ce que Mobutu a fait, c’est tout ce que Lumumba dit dans son discours. Il l’a repris et l’a même aggravé ?


Oui (silence). Mobutu, c’était l’homme ici. Il venait à nos réunions de Présence Africaine, en 58, 59, 60, avec Kanza, Bomboko et tous les autres qui étaient ici, les premiers universitaires congolais. Et, déjà, à ce moment-là, on me disait: « Méfie-toi de Mobutu parce que c’est un lèche-botte des Belges. On ne croyait pas encore tout cela. Et je me souviens quand j’étais dans le bureau de Patrice, Joseph-Désiré Mobutu rentre de Bruxelles. Cela devait être à la mi-juin 60. Et – je me rappelle tout le temps de cela, cela a l’air un peu idiot. Il entre dans le bureau de Patrice: « Tu n’as pas deux mille balles? » Mobutu, qui allait devenir milliardaire après et voleur et tout le bazar. Et son premier geste avec Patrice devant moi dans le bureau, c’est de lui demander deux mille balles. Je me suis dit: « Bon Dieu, mais où sommes-nous? »

 

Avec tout ce que vous avez comme impression et réflexion sur Lumumba, dans le monde d’aujourd’hui quelles sont les qualités de Lumumba qu’il faudrait populariser dans la population?


Evidemment, pour moi qui suis un vieux militant, je dois dire que je n’ai plus la santé ni la force de suivre l’évolution aujourd’hui de ce cher pays. A 80 ans, je n’arrive plus à avaler toutes les nouvelles. Je voudrais évidemment retrouver une équipe avec ces élections qui vont avoir lieu puisse réussir avec le fils Kabila, pour qu’enfin la République démocratique du Congo retrouve sa sérénité, que la corruption disparaisse, parce qu’au fond les Belges aussi ont contribué à leur apprendre ce qu’était la corruption. J’ai toujours dans la tête cette image des enveloppes et tout, qui circulaient. Et ce dévouement à la chose publique qu’avait Patrice, ce désintéressement total, c’est ça que moi j’aimerais retrouver dans la dimension politique d’aujourd’hui du Congo. Mes plus grandes espérances sont là. Je vois là la sortie des biographies des centaines de délégués de la Transition. Je ne les connais plus à part quelques-uns. Je ne suis plus du tout dans cette génération. Mais je souhaite qu’elle soit vraiment dévouée et désintéressée et que les hommes politiques soient là pour servir le peuple et pas pour servir leurs poches.

 

La Maison de la Paix, Bruxelles

 

publié par CongoForum



05/04/2012
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